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DE L’UNIVERSALITÉ


la fin, et cependant la langue française doit encore lui survivre. Les états se renverseront et notre langue sera toujours retenue dans la tempête par deux ancres, sa littérature et sa clarté, jusqu’au moment où, par une de ces grandes révolutions qui remettent les choses à leur premier point, la nature vienne renouveller ses traités avec un autre genre-humain.

Mais sans attendre l’effort des siècles, cette langue ne peut-elle pas se corrompre ? Une telle question mènerait trop loin : il faut seulement soumettre la langue française au principe commun à toutes les langues.

Le langage est la peinture de nos idées, qui a leur tour sont des images plus ou moins étendues de quelques parties de la nature. Comme il existe deux mondes pour chaque homme en particulier, l’un hors de lui, qui est le monde physique ; et l’autre, au dedans, qui est le monde moral ou intellectuel ; il y a aussi deux styles dans le langage, le naturel et le figuré. Le premier exprime ce qui se passe hors de nous et dans nous, par des causes physiques ; il compose le fond des langues, s’étend par l’expérience, et peut être aussi grand que la nature. Le second exprime ce qui se passe dans nous et hors de nous ; mais c’est l’imagination qui le compose des emprunts qu’elle fait au premier. Le soleil brûle ; le marbre est froid ; l’homme désire la gloire ; voilà le langage propre, ou naturel. Le cœur brûle de désir ; la crainte le glace ; la terre demande la pluie : voilà le style figuré, qui n’est que le simulacre de l’autre et qui double ainsi la richesse des langues. Comme il tient à l’idéal, il paraît plus grand que la nature.

L’homme le plus dépourvu d’imagination, ne parle pas long-tems sans tomber dans la métaphore. Or, c’est ce perpétuel mensonge de la parole, c’est le style métaphorique qui porte un germe de corruption. Le style naturel ne peut être que vrai ; et quand il est faux, l’erreur est de fait, et nos sens la corrigent tôt ou tard. Mais les erreurs dans les figures ou dans les métaphores, annoncent de la fausseté dans l’esprit, et un amour de l’exagération qui ne se corrige guère.

Une langue vient donc à se corrompre, lorsque confondant les limites qui séparent le style naturel du figuré, on met de l’affectation à outrer les figures et à rétrécir le naturel qui est la base, pour charger d’ornemens superflus l’édifice de l’imagination. Par exemple, il n’est point d’art ou de profession dans la vie, qui n’ait fourni des expressions figurées au langage[1] : on dit, la trame de la perfidie ; le creuset du malheur ; et on voit que ces expressions sont comme à la porte de nos ateliers, et s’offrent à tous les yeux. Mais quand on veut aller plus avant et qu’on dit, cette vertu qui sort du creuset, n’a pas perdu tout son alliage ; il lui faut plus de cuisson : lorsqu’on passe de la trame de la perfidie à la navette de la fourberie, on tombe dans l’affectation.

C’est ce défaut qui perd les écrivains des nations avancées ; ils veulent être neufs, et ne sont que bizarres ; ils tourmentent leur langue, pour que l’expression leur donne la pensée, et c’est pourtant celle-ci qui doit toujours amener l’autre. Ajoutons qu’il y a une seconde espèce de corruption, mais qui n’est pas à craindre pour la langue française : c’est

  1. La religion chrétienne qui ne s’est pas, comme celle des Grecs, intimément liée au gouvernement et aux institutions publiques, n’a pu ennoblir, comme elle, une foule d’expressions. Ce sera toujours là une des grandes causes de notre disette. L’opéra n’étant point une solennité, ses dieux ne sont pas ceux du peuple ; et si nous voulons un ciel poétique, il faut l’emprunter. Nos ancêtres, avec leurs mystères, commençaient bien comme les Grecs ; mais nos magistrats qui n’étaient pas prêtres, ne firent pas assez respecter cette poésie sacrée, et elle fut étouffée en germe par le ridicule. Voyez les Drames connus sous le nom de Mystères.
    La religion, loin de fournir au dictionnaire des beaux-arts, avait même évoqué à elle certaines expressions, et nous en avait à jamais privés. On n’aurait pas trop osé dire sous Louis XIV, la grâce du langage, par respect pour la grace théologique ; mais on disait les grâces du langage, par allusion aux trois graces. Aujourd’hui, par je ne sais quelle révolution arrivée dans les esprits, notre littérature a reconquis cette expression. Mais l’établissement des moines a rendu le héros de l’Énéide, un peu embarrassant pour les traducteurs : comment en effet traduire Pater Eneas ? Il se passera bien des siècles, avide que ce mot ait repris sa dignité.