Page:Robert - Les Mendiants de Paris, 1872.djvu/238

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

laissa pas d’avoir une grande importance dans ma vie.

« Comme nous étions encore à table, une mendiante vint à la porte de la grange demander l’hospitalité.

« Cette femme avait, vingt-cinq ans à peine ; la fatigue la faisait fléchir sur le seuil ; son visage était encore effilé par la maigreur et l’épuisement ; des cheveux fins et mouillés de sueur encadraient sa pâleur d’une ligne noire. Malgré la chaleur, la mendiante portait un grand châle vert qui, en tombant de l’épaule, s’arrondissait autour de son bras gauche.

« Un petit enfant était couché là ; il reposait comme dans une barcelonnette formée par le bras de la pauvre femme et le châle en cerceau ; il y était toujours bercé, et toujours près du sein de sa mère.

« On permit à la mendiante d’aller coucher dans l’étable, et nous lui donnâmes le reste de notre souper, auquel nous n’avions guère touché.

« La grange était assez vaste, et on pouvait nous y donner deux lits, à la condition que M. de Rocheboise coucherait dans un grenier, et que je partagerais, moi, la chambre des filles de la maison, grosses et rubicondes paysannes qui menaçaient de me laisser bien peu de place.

« Je me souviens à cette heure de tous les détails de cette soirée, dont les jours suivants il m’eût été impossible de recueillir aucune trace, dans le trouble violent qui avait tout effacé.

« Avant de monter dans nos chambres, nous étions, le comte et moi, sur un petit plateau situé entre la grange et un enclos boisé faisant partie des épais ombrages qu’on découvrait de la hauteur. Là se trouvait la belle plantation d’acacias dont les fleurs roses et blanches nuançaient la verdure. On découvrait au-dessous des fuyants profonds où un gazon uni conduisait par des cintres prolongés dans des retraites pleines d’ombre et de silence.

« Nous parlions en même temps des lits durs et repoussants qu’on nous préparait dans cette étouffante tanière, et Rocheboise me dit :

« — Il vaudrait mieux cent fois coucher à la belle étoile, dans une nuit si douce, et sous les grands arbres que voilà.

« — Oh ! comme se serait bien ! m’écriai-je. Quel lit délicieux que cette herbe longue et fine, avec ses tiges tombantes, si blanches et si parfumées, pour nous servir de rideaux.

« — Et des rossignols encore qui chanteraient pour nous endormir !

« — On se sent frais et reposé rien que d’y penser !

« — Eh bien ? allons dormir là ! reprit vivement le comte… laissons cette affreuse maison.

« Et sans attendre ma réponse, il se retourna, et dit assez arrogamment au cultivateur assis au seuil de sa grange, qu’il était inutile de préparer nos lits, parce que nous aimions mieux coucher au dehors qu’entre ces quatre murs.

« — À votre aise, mon beau monsieur ! répondit le paysan.

« Et en même temps, blessé du dédain qu’on faisait de sa demeure, il en referma la porte sur nous, ce qui nous ôtait toute possibilité de revenir sur nos pas.

« Un moment après, j’étais assise dans le massif ombreux dont je vous ai parlé, et Rocheboise à mes pieds.

« Oh ! cette nuit fatale était bien belle ! L’air avait une pureté céleste, le feuillage paisible frémissait doucement, les rayons des étoiles scintillaient à travers comme une vague lumière de l’âme ; rien ne veillait dans la nature que ce qui était bon et bienfaisant.

« Jamais Rocheboise n’avait été si tendre, si passionné ; jamais son cœur ne lui avait inspiré des paroles si enivrantes : son regard, son souffle, ses accents, tout son être exhalait l’amour… tel qu’on peut le rêver dans la plus ardente aspiration vers ce bien suprême.

« J’aurais peut-être cédé à cette puissance entraînante quand même elle eût été seule à se faire sentir ; mais une circonstance étrange signala ce moment de ma vie.

« Le parfum des acacias, dans leur entière floraison, et dont la chaleur dilatait les abondants arômes, était si fort, si pénétrant, qu’il changeait l’air en un délicieux poison. Affaiblie comme je l’étais par cette dernière journée de voyage, par des fatigues et des émotions au-dessus de