Page:Robert - Les Mendiants de Paris, 1872.djvu/239

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mes forces, ce tourbillon de vapeurs odorantes eut une influence extraordinaire sur moi. Peu à peu, dans cette atmosphère enivrante et mortelle, ma tête se troubla, mes membres s’apesantirent, l’air manqua à ma poitrine, et je tombai dans un sommeil léthargique

« Mon Dieu ! pourquoi ne suis-je pas morte au moment où ce calice m’était versé ? puisque ces parfums pénétrants peuvent enivrer de délices et tuer en même temps, comme l’amour qui m’avait conduite dans leur retraite !…

« Ce fut dans cette nuit mêlée de fièvre, de délire et d’anéantissement profond, que j’appartins à Rocheboise.

« Mon esprit, comme tout mon être, était tellement bouleversé dans cette atmosphère mortelle, que je n’eus dans le moment ni le regret, ni même le sentiment de ma faute et, quelque temps avant le jour, accablée, défaillante, je retombai dans mon étrange sommeil.

« En m’éveillant, je sentis sur mon front les rayons du soleil levé. Je repris alors la connaissance lucide de ma situation. Je voulus me replier sur moi-même, examiner l’état de mon âme… mais je n’y trouvai que l’amour. Quoi qu’il pût arriver désormais, quelle que fût ma destinée, j’appartenais à Rocheboise, je l’adorais, j’étais aimée de lui, c’était assez !

« Je feignis de prolonger mon sommeil pour me peindre à moi-même le moment où je le reverrais. Il y avait tant de malheur pour moi dans ce moment où j’allais retrouver Rocheboise, le contempler, rencontrer son regard, que je le retardais pour en jouir d’avance, pour en étreindre dans mon sein les délices suprêmes.

« J’avais entendu un mouvement dans le feuillage ; je savais que Rocheboise était éveillé et près de moi ; je me le figurais à mes genoux, comme je l’avais vu la veille, pénétré de la piété, de la grandeur de l’amour, exprimant cette impression sur sa figure si belle, si bien faite pour être le miroir d’un sentiment sublime.

« J’ouvris les yeux pour le voir ainsi.

« Le comte était à quelques pas de moi, adossé contre un arbre ; sa physionomie froide, insouciante, peignait seulement la satisfaction de lui-même. Il tenait et faisait tourner entre ses doigts un objet brillant que je reconnus pour une épingle de diamant. Il la plaça dans son gousset… après quoi il s’éloigna… et je refermai les yeux.

« Je ne vous dirai point ce qui se passa en moi dans ce rapide moment de lumière qui était venu me luire : vous le comprendrez.

« Rocheboise venait de dérober ce brillant dans l’écrin que j’emportais avec moi, comme je vous l’ai dit, pour qu’il payât ma dot au couvent, et que dans le trouble de la nuit j’avais laissé tomber sur l’herbe.

« Ainsi, cet homme que je croyais plongé comme moi dans le recueillement suprême de l’amour, au moment où nous venions d’être unis l’un à l’autre devant Dieu, où la destinée entière d’une femme était livrée à lui, perdue, brisée, si elle ne trouvait un asile dans son cœur, cet homme s’occupait d’un détail de parure, de la plus misérable satisfaction de vanité…

« En tout autre moment, le vol que venait de commettre Rocheboise l’aurait avili à mes yeux ; mais alors je le méprisais bien plus de ne savoir pas aimer. À cette pensée, un froid mortel, un désespoir infini pénétrèrent dans mon âme pour n’en plus sortir.

« Je repris dans le gazon l’écrin de diamants, souvenir sacré d’une mère ! seule fortune qu’elle eût laissée à sa fille pour lui ouvrir un asile, lui donner une existence ! et je retournai à pas lents vers la maison de paysans où nous étions venus la veille prendre un abri.

« En approchant, je vis Rocheboise qui s’était fait servir à déjeuner. Il vint à moi en souriant, me prit par la main et me fit asseoir à ses côtés. Cette assurance, cette gaîté, cette expression d’un bonheur paisible me brisait l’âme. Je me sentais mourir… La main de Rocheboise, en prenant la mienne, m’avait glacée… Je levai les yeux sur lui, et il me sembla ne pas le reconnaître… Je compris que je ne l’aimais plus.

« Oh ! pour les autres, il y a une providence en amour : la jeune fille, en trahissant ses devoirs, perd la confiance de ses parents, l’estime du monde, le ciel même, qu’on lui a dit ne devoir appartenir qu’aux âmes pures ; mais elle aime celui à qui elle s’est donnée plus que tout en ce monde, elle aime un de ses sourires plus que l’éternité