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LES MENDIANTS DE PARIS

récolte de plus dans la fortune du jeune jardinier et apporté à Marie ses dix-huit ans accomplis.

Dans Te laps de temps qui suivit cette détermination, une révolution s’opéra dans la jeune fille : sa taille se développa dans les plus agréables proportions, son teint se coloras ses yeux, si souvent levés au ciel pour le remercier, se remplirent, d’une radieuse lumière ; l’assurance d’un bonheur éternel coulait dans ses veines comme une sève qui la faisait épanouir. Marie avait toujours été jolie, elle devint tout à coup la plus belle du pays.

Du reste, bonne, charitable et toute de cœur, elle était sans cesse occupée à soulager quelque misère. Reconnaissante envers la Providence, elle voulait rendre à tous les pauvres déshérités la pitié qu’on avait eue pour elle ; mais elle faisait le bien sans y songer, sans s’en douter ; son ignorance de toute chose était extrême. Élevée par les braves jardiniers, jamais une mauvaise pensée n’avait passé dans son esprit, ni même à côté d’elle ; la science du bien et du mal lui était entièrement étrangère ; dans sa charité virginale, elle répandait ses bonnes œuvres par goût, par instinct, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, et comme une petite sainte de nature.

Il y avait dans le village une pauvre créature sur laquelle s’étendait surtout sa protection, parce que nul autre qu’elle n’en avait pitié ; c’était une idiote d’une vingtaine d’années, petite vagabonde de ces campagnes, aussi laide d’âme que de visage, n’étant pas tout à fait plongée dans cette obscurité complète d’intelligence, dans cette enfance-éternelle, qui rend les êtres de son espèce encore respectables par l’innocence et le malheur, mais ayant assez de raison pour faire le mal avec connaissance de cause, assez d’entendement humain pour se dégrader dans le vice, et l’abrutissement, et formant en tout le plus affreux petit monstre qui pût se rencontrer.

Chacun repoussait l’idiote de sa porte ; les enfants l’accompagnaient sur son chemin avec des pierres et des huées. Marie seule, le petit ange du bon Dieu, comme on l’appelait dans le village, donnait secours et protection à la dernière des créatures. Quand, abritée par l’ombrage de son jardin, elle voyait la pauvre fille sur la route ardente de soleil et surchargée de poussière, elle lui faisait signe du doigt et lui tendait, à travers les barreaux de la claire-voie, un gros morceau de pain et un peu de vin. Un jour même, sur la place du village, Marie, en défendant sa pro-