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les mendiants de la mort

cheur nébuleuse couvrait la rivière… Ma main, posée sur mon cœur, sentit des battements… Le souvenir de tout ce qui s’était passé revint en moi. Alors une révélation subite m’éclaira. — Si je vis encore, dis-je, c’est pour me venger… pour rendre au meurtrier de Marie tout le mal qu’il m’a fait… Ne faut-il pas qu’il y ait une justice.

Pierre, posant la main sur son front, et recueillant ses souvenirs, poursuivit :

— Oh ! j’avais bien compté mes angoisses ! je pouvais les faire payer toutes… Il fallait donc revenir en ce monde sous un autre nom, sous une autre apparence, pour y prendre une tâche nouvelle… Dans mon pays, on me croyait mort ; la brume épaisse m’avait caché dans mon passage ; les mariniers qui s’étaient rencontrés là pour m’arracher des eaux continuaient leur route au loin… je pouvais rester ignoré… J’allais donc commencer cette existence sans nom, où je serais mort aux doux sentiments, aux pieuses vertus, à toutes les douceurs de l’âme, vivant pour la haine et le but qu’elle devait poursuivre.

« Je méditai mes desseins dans la mansarde où je m’étais réfugié en arrivant à Paris… Après des années perdues dans des travaux qui absorbaient mon temps, mes pensées, sans me donner les moyens d’agir, sans me rapprocher de vous, je me jetai dans la tourbe des mendiants. Là, oisif et sans cesse errant dans la ville, je devais bientôt retrouver vos traces.

« Je vous revis en effet. Mais les temps étaient bien changés. Entrainé dans la chute de votre père, vous étiez pauvre, souffrant, isolé : quel mal aurais-je pu vous faire ? En vous ôtant la vie, je vous eusse délivre d’un fardeau. J’attendis.

« Ce ne fut pas en vain. Bientôt je vous retrouvai sous le portique de cette église où un brillant mariage vous ramenait à la fortune. Vous possédiez tout alors : amour, jeunesse, éclat, grandeur, richesse. C’était une volupté infinie de tout vous arracher. Peu de temps après, j’étais chez vous à vos côtés.

« À mon entrée parmi les vagabonds, j’avais retrouvé le nègre qui fut par votre ordre le bourreau de Marie… Le malheureux était macéré dans tout son corps… Sa vue me fut douce !… Si j’avais pu briser un homme dans une minute de ma colère, je parviendrais bien à vous perdre quand toute ma vie serait consacrée à cette œuvre.