Page:Robida - Le vingtième siècle, 1883.djvu/249

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enjolivements romanesques que.les poètes, les romanciers et, avant nous, les historiens, se sont plu de tout temps à donner aux faits les plus simples !

— Je proteste ! s’écria un vieil académicien à barbe blanche.

— Mon honorable collègue proteste comme poète, répondit Félicien Cadoul.

— Comme historien ! reprit l’interrupteur.

— Comme poète ! répéta Félicien Cadoul. Mon honorable collègue est un historien de l’ancienne école ; il a écrit en six volumes une histoire de Napoléon qui n’est qu’un pur roman, car, je le prouverai tout à l’heure, Napoléon fut un brave fonctionnaire, un homme tranquille et doux, qui se borna, pendant tout le temps qu’il resta le premier magistrat du pays, pour toute entreprise militaire, à commander en chef la garde nationale de Paris. Je viens de parler des enjolivements romanesques des poètes et des romanciers, l’histoire de Napoléon va me fournir les plus remarquables exemples d’enjolivements. Son étonnante légende semble le produit d’une conspiration littéraire ; en remontant aux sources, j’ai découvert, comme point de départ, ceci : Bonaparte aimait l’équitation ; pour faire un agréable cadeau à sa femme le jour de la Sainte-Joséphine, il se fit peindre en grand uniforme sur un cheval fougueux par le peintre David. Un écrivain du siècle dernier, nommé Adolphe Thiers, avait écrit une histoire d’Alexandre le Grand que tous les libraires lui refusaient, parce qu’elle manquait d’actualité ; un beau jour, le portrait de Napoléon à cheval tomba sous les yeux de M. Thiers. Une idée folle lui vint, que son imagination méridionale adopta aussitôt ; il rentra chez lui bien vite, reprit son manuscrit et transforma la malheureuse histoire d’Alexandre en un grand roman sur Bonaparte. Le nom de Bonaparte, considéré comme moins euphonique, fut rejeté pour celui de Napoléon qui sonnait mieux. Partout où il avait mis Alexandre, M. Thiers mit Napoléon ; le siège de Thèbes devint le siège de Toulon et Chéronée la bataille de Marengo. Le Granique fut transformé en Danube, Babylone en Vienne et Darius en empereur d’Autriche. La bataille d’Arbelles s’appela Austerlitz, du nom d’un village autrichien où l’on ne s’est jamais battu. Le même travail de transformation se poursuivit dans tout l’ouvrage : Roxane devint Marie-Louise et les généraux d’Alexandre reçurent les pseudonymes de Masséna, Ney, Murat, Berthier, Lannes, Soult, etc. Grâce à ces changements, M. Thiers trouva un éditeur et son roman eut un immense succès. Je vous le.répète, voilà tout simplement le point de départ de la grande erreur historique qui fait