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LES FANTÔMES BLANCS

tandis qu’Odette, la plus jeune, en compte 11 à peine. Un grand contraste existe entre les deux sœurs : Marguerite est grande et brune, très jolie pourtant avec sa magnifique chevelure et ses grands yeux noirs. Tout, chez cette enfant, dénote l’énergie et la tendresse, mais ses traits réguliers ont gardé leur grâce enfantine.

Odette est une blonde, de ce blond fauve si cher aux peintres ; ses yeux bruns, aux reflets orangers, ont des lueurs étranges sous cette couronne d’or bruni. Mais elle est si petite et si frêle qu’on sent qu’un souffle pourrait la briser.

Paul avait le teint très blanc, une chevelure noire toute bouclée et de grands yeux bleus.

Le père de ces jolis enfants, M. Jacques Merville, était l’un des plus riches négociants du Havre. Il passait pour un viveur émérite, aussi les commères du quartier ne se gênaient-elles pas pour affirmer que sa femme était une victime qui aurait fait pitié aux rhinocéros.

Peut-être était-ce la cause de cette langueur que l’on remarquait chez Mme Merville.

Mme Jordan, plus âgée qu’elle, l’avait connue alors qu’elle n’était qu’une fillette. Lors de son mariage, elle avait quitté Troies, sa ville natale, pour aller s’établir à Marseille avec son mari ; après quelques années passées dans cette ville, M. Jordan l’avait quittée pour le Havre où son oncle, un armateur bien connu, venait de lui léguer la suite de ses affaires. Là, Mme Jordan avait retrouvé sa petite amie mariée et déjà mère de trois enfants. Mme Jordan fut péniblement impressionnée en constatant le changement qui s’était produit chez cette amie qu’elle avait connue si fraîche et si rieuse.

Sans cesse occupé de ses affaires ou de ses plaisirs, M. Merville laissait sa femme entièrement libre, aussi en profitait-elle pour passer la majeure partie de ses journées chez Mme Jordan qui mettait tout en œuvre pour aider et consoler son amie. Celle-ci ne voulant pas se séparer de ses filles ni admettre une étrangère dans sa maison, avait entrepris de faire elle-même leur éducation, lourde tâche où la femme de l’armateur, qui n’avait pas d’enfants, l’aidait de son mieux. Le jeune Paul, qui faisait ses études à Paris, était revenu pour les vacances.

Telle était la situation des nouveaux personnages que nous présentons au lecteur.

— Mon mari tarde bien, dit Mme Jordan en se tournant vers le jeune garçon, pourtant tu disais que le navire était signalé à six heures.

— C’est vrai, Madame, mais M. Jordan n’est pas seul. Ses compagnes ont, sans doute, des bagages.

— Tu as raison, j’oubliais que Charles nous amène toute une famille : cela va peupler un peu notre maison si grande lorsque vous n’y êtes pas, dit Mme Jordan avec un sourire à l’adresse de son amie.

— Que ferions-nous si nous n’avions pas votre chaude hospitalité pour nous donner du courage ? soupira Mme Merville, Dieu veuille que cette étrangère n’apporte pas de troubles sous votre toit.

— Elle aurait mauvaise grâce à se montrer méchante car elle nous devra tout.

— Moi, j’ai hâte de connaître Lily, dit la petite Odette, elle jouera avec moi, dis, maman ?

— Oui, ma petite, mais il faudra être très gentille pour la pauvre petite : elle n’a plus de maman, elle…

Odette leva sur sa mère ses grands yeux étonnés :

— Plus de maman !… Alors ici elle en aura deux comme nous, et elle sera heureuse, n’est-ce pas bonne amie, ajouta l’enfant en jetant ses deux bras autour du cou de Mme Jordan.

— Oui, ma chérie, ce sera une petite sœur pour vous tous, et nous l’aimerons tant qu’elle ne s’apercevra pas qu’elle est orpheline.

— Voici M. Jordan, dit Paul en ouvrant la porte.

Une voiture était arrêtée devant la maison. M. Jordan en descendit avec un joyeux « Bonjour, Paul ! » puis il tendit la main à Ellen qui sauta à terre. Alors, M. Jordan l’entraîna vers le perron où se trouvait sa femme et les fillettes de Mme Merville, et après les avoir embrassées, il leur dit :

— Voici une charmante compagne pour toi Marguerite et pour toi, ma chère femme ; j’espère que tu seras heureuse d’avoir deux filles pour égayer notre demeure.

Mme Jordan et Marguerite embrassèrent Ellen qui, calme et froide, répondit à peine à leurs avances.

Pendant ce temps, Paul s’était approché de la voiture où Lilian dormait sur les genoux de Maggy.

— Donnez-la-moi, dit-il, je vais l’emporter tout doucement, pour ne pas la réveiller.

Maggy lui mit l’enfant dans les bras et Paul, tout fier de son fardeau, gravit les marches du perron suivi de la fidèle servante.

— Oh ! la jolie enfant, dit Mme Jordan, donne-la moi, Paul, je vais la coucher.

— Non, dit le jeune garçon, en secouant sa tête mutine, je vais la porter dans sa chambre moi-même.

— Et je la suivrai, si vous le permettez, madame, dit Maggy, Lily aurait trop de chagrin si je n’étais pas près de son lit lorsqu’elle se réveillera.

Odette avait pris la main de l’Irlandaise.

— Emmenez-moi, dit-elle tout bas.

Maggy embrassa la fillette.

— Viens chérie, dit-elle, et toutes deux suivirent Paul dans la jolie chambre que Lilian devait partager avec sa fidèle servante.

— Venez vous reposer un peu en attendant le dîner, mon enfant, dit Mme Jordan à Ellen ; j’espère que votre chambre vous plaira.

— Vous êtes bien bonne, madame, murmura Ellen sans se départir de sa froideur de glace, cette chambre est très jolie, comment ne m’y plairais-je pas ?

— Alors, à bientôt mon enfant, je vous ferai prévenir lorsque le dîner sera servi.

Restée seule, Ellen se mit à défaire ses malles ; une tempête s’agitait dans son cerveau. Allait-elle vivre encore bien-longtemps de cette vie monotone qu’elle menait depuis la mort de ses parents ? Ne retournerait-elle jamais dans le monde où elle avait fait une apparition si brillante mais si courte, hélas !

Elle en était là de ses réflexions lorsque ! Marguerite vint lui dire :

— Venez, Mademoiselle Ellen, on vous attend.