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LES FANTÔMES BLANCS

Celui-ci entrait en effet. Après un examen minutieux des blessés, il ordonna de transporter Georges dans une autre chambre.

— Ce pauvre Merville ne verra pas le lever du soleil, dit-il. Sauvons au moins celui-ci ; sa blessure n’est pas grave, c’est la perte de son sang qui l’a mis dans cet état de faiblesse, mais il serait dangereux pour lui d’assister aux derniers moments de son compagnon.


CHAPITRE IX
PRÈS DU LIT D’UN MOURANT.


L’hiver avait paru bien long aux deux orphelines, séparées de tout ce qu’elles avaient de plus cher.

Lilian avait écrit plusieurs fois, mais ses lettres ayant été interceptées, les pauvres enfants se croyaient abandonnées de tous.

Harry avait fait connaître à sa sœur son arrivée à Québec, la suppliant de lui donner des nouvelles de Marguerite ; elle n’avait pu lui dire qu’une chose : c’est que les deux sœurs étaient gardées plus étroitement que jamais. Désolé, le jeune officier s’était présenté chez la veuve ; il avait trouvé une servante inconnue qui lui avait dit que ces dames ne recevaient pas.

Sans se lasser, le jeune homme était revenu à la charge, mais sans plus de succès.

On comprend, si la vie devait être triste pour les pauvres recluses, surtout pour Marguerite qui craignait toujours qu’Odette ne vint à apprendre quelle était l’occupation qui retenait son frère loin de Québec.

Pour cette enfant si frêle, dont la captivité à laquelle les assujettissait leur belle-mère achevait de miner les forces, Paul s’occupait de commerce. Afin de lui laisser cette illusion, Paul joignait à toutes les lettres adressées à Marguerite quelques lignes où il parlait à Odette de l’importante maison qu’il ouvrirait après la guerre, et de leur vie heureuse lorsqu’ils seraient enfin réunis.

On comprend les angoisses de Marguerite lorsque les bruits de la bataille parvinrent jusqu’à elle. Son frère était là, parmi ces désespérés, qui tentait un dernier et courageux effort pour garder à la France ce coin de terre que le cynique Voltaire appelait « quelques arpents de neige ».

Odette, très nerveuse ce soir-là, vint se jeter dans les bras de sa sœur.

— J’ai peur, dit-elle ; oh ! Marguerite, c’est encore la guerre… j’ai peur.

— Prions, ma chérie, afin que Dieu nous protège et que les nôtres soient vainqueurs, répondit Marguerite en l’entraînant au pied du crucifix.

Elles prièrent quelques minutes. Les échos de la bataille ne parvenaient plus que faiblement à leurs oreilles. Odette, apaisée, appuyait sa tête alourdie par le sommeil sur l’épaule de sa sœur.

— Viens dormir, mignonne, tout est tranquille maintenant ; demain, nous aurons des nouvelles, viens.

Docilement, Odette se laissa mettre au lit et s’endormit aussitôt.

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de la jeune fille ; elle était libre, Mme Merville était sortie, elle irait jusqu’à l’auberge de Mme Bernier savoir des nouvelles ; elle descendit rapidement l’escalier et prit un manteau dont elle s’enveloppa.

La jeune fille se disposait à sortir, lorsque la porte s’ouvrit sous une main impatiente, et un homme entra dans la pièce.

— Harry ! s’écria Marguerite. Oh ! mon Dieu ! Paul est mort. Le jeune officier s’empara des deux mains de la pauvre enfant.

— Non, chérie, dit-il, il n’est pas mort, mais sa blessure est grave. Je viens vous chercher. Où est Odette ?

— Elle dort ; je vais envoyer Mme Bernier auprès d’elle. Le temps de prévenir Nanette et je suis à vous.

— Nanette, dit Marguerite en entrant dans la cuisine, je vais rejoindre Paul, blessé grièvement ; Mme Bernier va me remplacer près d’Odette. Tâchez qu’elle n’apprenne pas la triste nouvelle avant mon retour, elle en mourrait peut-être. Priez, ma bonne Nanette.

— Oui, ma chère petite, dit la bonne vieille en embrassant la jeune fille, Dieu nous conservera le cher enfant, je vais tant prier. Du courage.

Marguerite rejoignit Harry. On monta en voiture. Arrivé à la porte de l’auberge, la jeune fille descendit et entra résolument dans la salle commune.

Mme Bernier trônait encore derrière son comptoir ; quelques buveurs se trouvaient là encore. Marguerite faillit se heurter à l’un d’eux qui sortait précipitamment ; une pâleur plus grande vint aux joues de la jeune fille : elle venait de reconnaître Laverdie ; aussi, ce fut d’une voix tremblante qu’elle exposa à la bonne veuve le but de sa visite.

— Je viens d’apprendre votre malheur, ma pauvre enfant. Allez auprès de votre frère et soyez sans inquiétude, je ne quitterai pas Odette avant votre retour.

Puis, désignant la porte qui venait de se refermer sur le chevalier, elle dit tout bas :

— Vous l’avez reconnu ?

— Hélas ! murmura Marguerite en serrant les mains de la brave femme, il ne manquait que cela à mon malheur.

Pendant le trajet, Harry raconta à la jeune fille ses tentatives infructueuses pour obtenir une entrevue avec sa cousine, et lui demanda si elle avait reçu les lettres de Lilian.

— Je n’ai rien reçu, dit Marguerite, et je croyais que Lily elle-même nous oubliait ; dites-lui qu’elle donne ses lettres à Mme Bernier, je les recevrai peut-être.

— Nous voici arrivés, dit Harry.

Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, Paul semblait toucher aux dernières limites de la vie. Il tendit les bras à sa sœur qui s’y jeta en pleurant.

— Emmène-moi, dit-elle farouche.

Le mourant eut dans les yeux une lueur de reproche.

— Et Odette ? dit-il.

— C’est vrai, pardon. Pauvre Petite Odette ! Mais tu ne mourras pas, je vais tant prier, Dieu fera un miracle… Que deviendrions-nous sans toi ?

— Je vais vous donner un protecteur, reprit Paul. Viens, Harry, mon ami, tu aimes Marguerite, et toi, ma sœur, je connais ton secret, ajouta le mourant d’une voix faible, en