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LES FANTÔMES BLANCS

La jeune fille eut, dans le regard, une écrasante expression de mépris ; sans voir la main tendue, elle courut à la porte qu’elle ouvrit toute grande.

— Sortez, monsieur, dit-elle à Laverdie, votre présence ici est une insulte. Je n’ai que faire de vos sympathies et ne me soucie pas du tout de vos services. Sortez !

Laverdie gagna la porte suivi d’Ellen qui lança à Marguerite un regard chargé de colère.

La jeune fille revint près du lit où Odette, tourmentée par la fièvre, murmurait des mots sans suite.

— Laissez-moi partir… Je vais rejoindre mon frère… Il n’est pas mort… Qu’a-t-il dit cet homme ?… Marguerite, j’ai peur… il est là, le monstre… Au secours !…

Marguerite la prit dans ses bras, lui fit avaler une potion calmante, et bientôt l’enfant, apaisée, s’endormit. Alors, la jeune fille se retourna vers Mme Bernier.

— C’est Laverdie qui est venu apporter cette nouvelle ? demanda-t-elle.

— Oui, c’est lui, le mécréant ; la pauvre petite dormait, et j’étais bien prête d’en faire autant, lorsqu’on frappa à la porte. Nanette ouvrit, et sur une question de son visiteur, elle répondit que sa maîtresse dormait. « Réveillez-la », dit l’homme, « j’ai une bonne nouvelle à lui apprendre. » Alors, j’entendis Mme Merville qui disait : « Vous êtes fou, ou vous êtes ivre, Gaétan. Allez-vous coucher. » Il se mit à rire aux éclats. « Ha ! ha ! ha ! ma belle amie, il s’agit bien de dormir ; Paul est mort, bien mort cette fois. » Je n’entendis plus rien. Odette venait de pousser un cri qui me fit retourner la tête. Hélas ! elle avait entendu.

— Je vais rejoindre Paul, dit-elle, et elle perdit connaissance. J’envoyai chercher le médecin, on lui prodigua tous les soins imaginables. Vous voyez qu’ils n’ont pas abouti à grand’chose.

Marguerite pleurait.

— Mon Dieu ! dit-elle au milieu de ses larmes, je n’ai plus qu’elle au monde, laissez-la moi, mon Dieu !

La journée se passa sans amener de changement dans l’état de la malade. Vers le soir, le docteur revint ; Marguerite, qui l’observait, le vit tressaillir lorsqu’il passa le doigt sur le bras d’Odette.

— Elle est plus mal ? dit-elle.

— Non, mais il y a quelque chose du côté du cerveau qui m’inquiète. La pauvre petite est si faible.

— Alors, vous la proyez en danger ? interrogea la jeune fille, anxieuse.

— De mort ? Non, je n’ai pas dit cela, mon enfant.

— Dites-moi toute la vérité, docteur.

Au lieu de répondre, le vieux médecin enveloppa la jeune fille d’un regard où se lisait une immense pitié.

— Ah ! je comprends, s’écria la pauvre Marguerite en cachant son visage dans ses mains. Folle !… Ah ! Dieu ne permettra pas ce malheur !

— Nous sommes tous dans sa main, mon enfant, dit alors le bon docteur, j’espère que ce trouble ne sera que passager. Du courage, ma petite, votre vieil ami ne vous oubliera pas.

Quelques jours après, Odette était hors de danger. Mais la vie seule était revenue pour la jeune fille : la mémoire avait disparu dans ce choc terrible. Elle ne reconnaissait personne, sauf Marguerite, et toujours elle attendait Paul… Paul et sa mère.

— Les voilà, disait-elle, en se penchant à la fenêtre, ils viennent me chercher… Nous nous en irons là-bas… La grande mer me rendra mon âme… Tu viendras Marguerite… Tes yeux sont rouges ici… Dans mon pays, on ne pleure pas, viens…

Quelquefois, sa douce folie se traduisait par des chants mélancoliques, de douces mélodies apprises sur les genoux de sa mère. L’une d’elles surtout revenait souvent sur ses lèvres. C’était la « Chanson de l’Exilé » :

Là-bas, en France, au pays de mon âme,
Il est un coin de terre heureux.
Là seulement, le soleil a sa flamme,
Là seulement, les jours sont bleus.
Oh ! mon pays ! ton souvenir m’assiège,
Je t’ai perdu… Quand te retrouverais-je ?
Adieu, mère adorée, adieu…
Pour te revoir, il faut bien prier Dieu ;
Demandons-lui qu’il nous protège.
Adieu, mère adorée, adieu !…

Odette ne paraissait pas souffrir. Elle s’intéressait à de petits ouvrages, mais il fallait que Marguerite fut là. Auprès d’elle, la pauvre enfant perdait parfois de vue son idée fixe et causait comme d’habitude. Un calme relatif s’était fait dans la vie des jeunes filles ; Laverdie était parti, soi-disant chargé d’une mission à Londres, de sorte que Mme Merville se relâchait un peu de sa sévérité.


CHAPITRE XI
LAVERDIE REPARAÎT.


L’hiver approchait rapidement, et aucune nouvelle de ceux qu’elles aimaient n’était parvenue aux pauvres recluses.

Elles jouissaient maintenant, dans le maison, d’une liberté complète, mais toute communication avec le dehors était interdite, même à Nanette.

La nouvelle servante sortait seule pour les achats. Harry s’était présenté plusieurs fois chez sa cousine ; celle-ci lui avait dit, en minaudant, qu’elle était désolée de l’entêtement de Marguerite qui refusait de le recevoir. Et comme le jeune officier insistait voulant connaître le motif de ce refus, Ellen lui dit que Marguerite était fiancée au chevalier de Laverdie.

Le jeune homme haussa les épaules. Cela ne tenait pas debout, Mme Merville ignorait ce qui s’était passé au chevet de Paul. Il voulut en avoir le cœur net. Il se rendit chez Mme Bernier, et là, il écrivit une longue lettre à Marguerite, chargeant la bonne hôtesse de la porter à destination. Mais ils avaient compté sans la perfide Ellen. Pressentant que son cousin allait tenter l’impossible pour correspondre avec celle qu’elle voulait lui faire oublier, elle chargea un homme, à elle, de monter la garde sous la fenêtre des jeunes filles pendant quelques jours. Aussi, lorsque Mme Bernier, toute heureuse de faire plaisir à Marguerite, s’avança vers la maison elle se trouva en face