Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/59

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
57
LES FANTÔMES BLANCS

CHAPITRE III
LE NOTAIRE.


Lorsque le général Murray avait déclaré à Mme Merville son intention de lui enlever la tutelle de ses belles-filles, elle avait, tout d’abord, cherché le moyen de se soustraire à cette extrémité. Il fallait quitter Québec en toute hâte, mais où aller ? Les communications n’étaient pas faciles à cette époque, et pourtant, il fallait s’en aller assez loin pour être à l’abri de toutes recherches possibles.

Une idée vint tout à coup à Ellen. Le vieux cabaretier de la rue Saut-au-Matelot la renseignerait, peut-être. C’était lui qui avait apporté le billet de Laverdie, mais elle ne savait pas s’il avait d’autres instructions. Elle s’enveloppa dans un manteau et, malgré la pluie qui commençait à tomber, elle prit le chemin de la Basse-Ville.

Le digne aubergiste la fit entrer dans une petite pièce qui lui servait de salon et de chambre à coucher.

— J’ai reçu des ordres du chevalier, dit-il ; si vous n’étiez pas venue, j’eusse été moi-même chez vous.

— Mais il est parti depuis hier ?

— C’est vrai, mais il a envoyé un homme à lui. Vous ne savez pas que j’ai un fils notaire ? ajouta le bonhomme avec un geste d’orgueil. Il réside à Saint-Thomas, petite paroisse située à douze lieues d’ici, sur la rive sud du fleuve ; Laverdie a laissé son navire au delà des îles, et il est venu s’entendre avec mon garçon. Il vient d’arriver, et il faut que vous partiez cette nuit même, demain il serait trop tard.

Le père Nicolas revint dans la salle commune.

— Jean, dit-il à un gros garçon qui dormait les coudes appuyés sur la table, voici Mme Merville, tout est-il prêt ?

— Oui, mon père, répondit le gros escogriffe en se frottant les yeux, la goélette nous attend.

— Et la chaloupe qui t’a amené ?

— Elle est repartie. C’était l’une des chaloupes du navire, et Laverdie l’attendait. D’ailleurs, après avoir installé ces dames dans ma maison, je reviendrai ici avec la goélette.

Mme Merville s’approcha du jeune homme.

— Je crains que l’aînée de mes belles-filles ne nous oppose une vive résistance, dit-elle.

Le notaire eut un geste de suffisance comique.

— Je serai là, madame, et il faudra bien que la demoiselle nous suive.

D’une taille au-dessus de la moyenne, les épaules courbées, le fils du père Nicolas possédait une de ces figures qui nous inspire une répulsion instinctive. Son masque blafard, éclairé par deux gros yeux noirs qui luisaient étrangement sous d’épais sourcils plantés bas sur un front fuyant, lui formait une physionomie vraiment simiesque.

Au séminaire, les élèves lui avaient donné le sobriquet de « babouin », car ils affirmaient que sa figure avait une ressemblance frappante avec celle de cette espèce de singe. Au moral, c’était une franche canaille capable de tout pour se procurer l’argent que sa profession ne lui fournissait pas au gré de ses désirs. Tel était l’individu que la volonté de Laverdie faisait l’allié de la fière Ellen.


CHAPITRE IV
DANS LA NUIT.


Marguerite avait fini de faire ses malles, et maintenant, assise dans un fauteuil, regardait Odette qui dormait le sourire aux lèvres. Tout, dans la chambre, invitait au repos, et cependant, le sommeil fuyait les yeux de la jeune fille ; elle avait tant souffert dans cette maison que la perspective d’en sortir, le lendemain, ne lui apparaissait que sous la forme d’un beau rêve.

Il était dix heures du soir ; la pluie avait cessé, et Marguerite essayait de fixer sa pensée vers l’heure prochaine où elles quitteraient cette demeure pour s’en aller vers la liberté. Mais l’habitude de la souffrance l’avait rendue sceptique, et le pressentiment d’un nouveau malheur tourmentait son esprit.

À ce moment, un bruit de voiture arrivant à toute vitesse, vint faire tressaillir la jeune fille ; elle entendit la voix impérieuse de Mme Merville donner des ordres, puis celle de Nanette disant d’un ton de prière :

— C’est-y possible, madame, quelle idée !

— Taisez-vous et faites ce que je vous dis, répliqua Ellen durement, il faut que tout soit prêt dans une heure. Dépêchez-vous.

Un sanglot fut toute la réponse de la bonne vieille. Marguerite l’entendit ouvrir des armoires, pendant que l’on traînait des meubles sur le plancher. La jeune fille allait s’enquérir au sujet de ce remue-ménage, lorsque Ellen, suivie de deux hommes, entra dans la chambre.

— Enlevez ces malles, dit-elle brutalement.

Marguerite, pâle de colère, s’avança vers les hommes.

— Ne touchez pas à ces malles, dit-elle, et sortez. Que signifie cette comédie, madame ?

Les hommes reculèrent, interdits, à la vue de cette fière jeune fille.

— Emportez tout cela, hurla Mme Merville arrivée au paroxysme de la rage ; êtes-vous assez lâches pour avoir peur d’une jeune fille ? Enveloppez-la dans ce châle et portez-la dans la voiture.

Le notaire s’avança pour saisir la jeune fille ; celle-ci plongea la main dans sa poche et en sortit un pistolet qu’elle braqua sur le bandit.

— Sortez ou je tire, dit-elle. Mais prompt comme l’éclair, l’un des compagnons de Ménard avait saisi le poignet de Marguerite ; le coup partit et la balle alla se perdre dans la muraille. Odette, réveillée en sursaut, poussa un cri : Marguerite !

Toute la colère de celle-ci était tombée ; avec de douces paroles, elle rassurait l’enfant qui s’attachait à elle.

— Vous allez habiller Odette, dit alors Ellen à la servante, faites vite.

— Où allons-nous ? demanda Odette. Je ne veux pas partir sans Marguerite, j’aurais trop peur.

Machinalement, la pauvre enfant aida Nanette à vêtir sa sœur, se couvrit elle-même d’un manteau, et se laissa guider par Nanette vers la voiture, où elle prit place en gardant Odette dans ses bras. Quelque chose semblait brisé dans l’âme de la fière jeune fille.