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LES FANTÔMES BLANCS

Une heure plus tard, tous nos personnages se trouvaient à bord de la goélette, qui, poussée par un vent favorable, jetait l’ancre le lendemain soir dans le bassin de Saint-Thomas.

Marguerite n’avait pas adressé la parole à sa belle-mère depuis leur départ de Québec. Les yeux fixés dans le vague, elle semblait insensible à tout ce qui se passait autour d’elle. Au moment de débarquer, elle laissa Nanette s’occuper de sa sœur, et les suivit d’une façon presque machinale.

De peur d’être reconnu, Ménard s’était affublé d’une énorme barbe pour conduire les dames à leur logement. Il craignait les questions indiscrètes des habitants du village. Il fallait de la prudence, afin que les trois habitantes de la maison close conservassent leur incognito.

La vue de la vieille maison, basse et sombre, n’était pas pour égayer la jeune fille. Cependant, ses traits se détendirent un peu en entrant dans la chambre qu’elle devait partager avec Odette.

Cette chambre, aux murs blanchis à la chaux, était assez grande. Deux lits, drapés d’indienne jadis rose, occupaient les deux angles nord de la pièce. Entre les deux fenêtres, se trouvait un antique buffet sur lequel était placé le traditionnel chandelier de cuivre avec ses accessoires, mouchettes et porte-mouchettes. Une table et quelques chaises complétaient le mobilier de cette chambre qui devait être, désormais, la demeure des deux orphelines.

Mme Merville les avait suivies.

— Comment trouvez-vous votre chambre, ma chère ? dit-elle à Marguerite.

La jeune fille se retourna, et dans ses yeux passa une telle flamme de colère qu’Ellen recula jusqu’à la porte.

— Heureusement que vous n’avez plus d’armes, ma belle tigresse, dit-elle ; car je ne répondrais pas de ma vie. Vos colères ne serviront pas à grand’chose, car vous êtes bien seules, ici. Mes zélés cousins, malgré leur puissance, ne pourront rien pour vous. Ah ! vous êtes bien en mon pouvoir, et vous ne sortirez de cette chambre qu’avec ma permission.

La jeune fille, en proie à une colère folle, bondit vers sa belle-mère.

— Sortez, dit-elle, et puisque cette chambre est une prison, gardez-vous d’y remettre les pieds.

Tremblante sous le regard enflammé de Marguerite, la misérable s’esquiva en grommelant : « J’aurai raison de toi. »

Restée seule, Marguerite se laissa tomber sur un siège et cacha sa tête dans ses mains.

— Comme je deviens méchante, mon Dieu ! dit-elle, ô vous qui, sur la croix, avez pardonné à vos bourreaux, donnez-moi la patience et le courage.

Odette s’approcha de sa sœur.

— Comme elle est méchante, dit-elle, elle fait peur.

Marguerite tressaillit. Odette avait compris la scène qui venait de se passer ; une lueur de raison s’éveillait-elle enfin dans ce cerveau troublé ? Oh ! si cela était, sa réclusion deviendrait supportable. Elle embrassa Odette.

— Ne crains rien, chérie. Tu vas m’aider à défaire cette malle, n’est-ce pas ?

Marguerite ouvrit la malle et en retira d’abord le crucifix qui avait toujours orné leur chambre.

— Nous allons le placer là, dit-elle, en désignant la tête du lit. Nanette entra.

— Il nous faudrait un marteau et des clous, dit Marguerite. Je ne veux pas me coucher sans avoir tous mes chers souvenirs autour de nous.

La vieille servante sortit et revint au bout d’un instant avec les objets demandés.

— C’est moi qui vais planter les clous, dit-elle, apportez les cadres, chère petite.

En quelques minutes, le crucifix, les portraits de Paul et de sa mère, et un grand tableau de Notre-Dame des Douleurs furent suspendus aux murs de la pièce. Alors, seulement, on songea à regarder Odette.

Elle avait tiré de la malle les jolis bibelots que Marguerite voulait voir autour d’elle, et elle les rangeait sur le buffet. Puis elle plaça des livres sur une tablette fixée au mur, disposa sur la table leur corbeille à ouvrage, puis elle se tourna vers Marguerite et Nanette qui la regardaient, anxieuses.

— C’était bien laid, ici, dit-elle. À présent, c’est presque beau. Et il me semble que ma tête est moins lourde ; Faisons notre prière ; viens prier avec nous, Nanette.

Toutes trois s’agenouillèrent. Une espérance montait au cœur de Marguerite. Oh ! si Odette pouvait guérir !… Aussi, comme elle fut fervente, la prière de la pauvre enfant. Grâce à cet espoir soudain entrevu, cette première nuit, passée dans la chambre qui devait leur servir de prison, fut très calme pour les deux jeunes filles.


CHAPITRE V
LES RECLUSES.


Les premiers mois d’hiver passèrent avec une lenteur désespérante. On leur avait laissé Nanette qui prenait plaisir à leur faire toutes sortes de friandises, pour amener un sourire sur les lèvres d’Odette, à qui l’intelligence semblait revenir peu à peu.

Elle s’intéressait maintenant aux petits ouvrages que confectionnait Marguerite, essayait d’y travailler elle-même, écoutait volontiers les légendes de la vieille Nanette qui, en sa qualité de Bretonne, possédait un répertoire inépuisable.

La fidèle servante avait placé un canapé bas dans un coin de la pièce, et passait ses nuits près des jeunes filles. C’était une grande sécurité pour Marguerite, qui n’ignorait rien de la conduite de sa belle-mère.

Cependant, le manque d’air commençait à exercer une influence fâcheuse sur la santé d’Odette. Elle était de nouveau pâle et faible. Nanette s’alarma.

— Cette enfant va tomber malade, bien sûr, dit-elle un matin en voyant la jeune fille repousser son assiette. Ça ne mange pas plus qu’un poulet. C’est du grand air qu’il lui faut, de longues promenades sur la neige. On étouffe ici.

— On nous a défendu de sortir sans permission, et je n’ai pas le courage de la demander, répondit Marguerite.