Page:Rod - L’Innocente, 1897.djvu/140

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Les paroles de ma marraine m’avaient plongé dans une véritable stupeur : pour moi, les habitants du château étaient des êtres d’une essence supérieure, un peu parents des princes de contes de fées. Voici que, soudain, je les découvrais astreints à de communes misères ! Ce fut comme un coup de lumière douloureuse tombant sur la vie, comme une éclaircie ouverte à mes regards d’enfant sur l’universelle souffrance. Le soir, à dîner, mes parents commentèrent ensemble cette étrange confidence. Mon père, l’air attristé, jouait avec son couteau, en écoutant le récit de ma mère, qui lui demanda :

— Savais-tu ?…

Il répondit :

— Je m’en doutais.

D’un ton de compassion profonde, il murmura :

— Pauvre femme !…

Après avoir rêvé un instant, il reprit :

— Il ne faut pas qu’on s’en doute. Prends bien garde de n’en parler à personne.

Puis, se tournant vers moi :

— Toi aussi, Philippe, si par hasard tu as compris !

La recommandation était superflue : j’avais compris, j’avais senti, je me serais fait hacher en morceaux plutôt que de dire un mot qui pût nuire à ma marraine,