Page:Rodenbach - La Jeunesse blanche, 1913.djvu/119

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
116
LES JOURS MAUVAIS.


Quand, sur la trahison, la tendresse l’emporte
Et que, pour oublier ce soudain abandon,
Il s’en va dans la nuit rôder devant sa porte
Pour envoyer vers elle un essai de pardon,

Alors je songe à ceux ― les plus las, les plus tristes ! ―
Qui n’ont jamais connu la douceur d’être amant ;
Les mendiants d’amour, les mornes guitaristes
Qui sur le pont du Rêve ont chanté vainement.

Ils ont été, pleurant, par les quartiers infâmes
Où claquaient aux châssis des linges suspendus,
Ils ont été rôdant et fixant sur les femmes
Des regards suppliants comme des chiens perdus.

Parfois, dans une rue assoupie et déserte,
Rêvant des amours blancs, des échanges d’anneau,
Ils regardaient longtemps une fenêtre ouverte
D’où tombait dans la rue un chant de piano.

D’autres fois ils allaient aux saisons pluviales
Attendre, sous la flamme et l’or des magasins,
Le groupe turbulent des ouvrières pâles
dont la bouche bleuie a le ton des raisins.