Page:Rodenbach - La Mer élégante, 1881.djvu/17

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théorie qu’on leur suppose, mais non la tendance qu’on leur voit.


Je me rappelle qu’un jour, sur le seuil d’un tonnelier de campagne, je fus frappé par une odeur nauséabonde, violente, une odeur de charogne. Je demandai aux ouvriers pourquoi ils n’enterraient pas la bête qui devait être morte par là. Ils se mirent à rire et me montrèrent à quelques pas une fleur somptueuse, de velours rouge et noir, épanouie sur une tige mouchetée semblable à une vipère onduleuse et debout. Elle était magnifique vraiment, belle jusqu’à l’insolence. On l’eût dite teinte d’un sang puissant versé sur un tissu épais. Elle avait une beauté singulière et comme en deuil. Les abeilles ne la visitaient pas, car c’est elle, la forte vivante, qui exhalait une puanteur de bête morte. Les mouches de pestilence bourdonnaient autour d’elle. Fleur curieuse, superbe et dégoûtante ! La science la connaît et la nomme ; le passant la regarde et la fuit. Il ne venait à l’esprit de personne d’en faire la gloire d’un bouquet.


L’art du peintre voudra copier les couleurs de cette fleur du mal ; un chimiste analyse, explique l’odeur étrange ; qui songe à en tirer une essence ?…


S’il ne se garde point, l’art ne tardera point à paraître comme la fleur, peut-être superbe et tragique, mais puante — du pessimisme (nom d’une