Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/176

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volonté, de tout temps, fut de s’aimer. Seule, la destinée les entrava. Qu’ils accomplissent donc leur volonté et qu’ils s’aiment, puisqu’ils s’aiment ! Ils auraient dû être époux et ne l’ont pas été. Ils peuvent encore le devenir.

Et n’est-ce pas comme un repentir de la destinée, ce hasard qui rapprochait le couple sous le même toit, avait l’air de le rendre à sa loi ?

Ils cédèrent : regards furtifs, mains attardées quand elles se rencontraient sur le même objet, tout le manège de se chercher, de se fuir et de se retrouver ! Frôlements, effleurements, attouchements, avec la peur l’un de l’autre, la peur de soi, et surtout la peur du Témoin, cette Barbe tragique, que rien encore n’avertissait. Minutes d’infini, émois brefs, joies qui durent le temps d’une lueur, perles où on boit tout le ciel… Ils goûtèrent longtemps leur amour caché. Il leur semblait même meilleur d’être caché, plus aigu d’être intermittent. Ce ne furent que des mots jetés, cueillis au vol, des demi-baisers, des étreintes de mains entre deux portes — tout le commencement, tout le meilleur de l’Éternelle Aventure. Et sans dénouement possible ni voulu encore : c’était délicieux, de tout espérer sans rien atteindre, de vivre sans cesse aux aguets de l’instant propice, de moissonner le champ épi par épi.

Leur bonheur était précieux ; c’était comme du bonheur épargné, économisé et devenu déjà un trésor.