Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’en apercevaient peu, s’émouvaient à peine, les yeux ailleurs, leurs deux esprits tout de suite rejoints dès le commencement des scènes. Ils se taisaient vite, ne ripostaient jamais, et muettement s’échangeaient des paroles douces, de l’âme à l’âme.

Rarement ils se trouvèrent seuls — Barbe vivant aux aguets — mais il leur suffisait d’un instant pour se prendre les mains et les lèvres, s’étreindre derrière une porte, à un palier de l’escalier. C’était comme du bonheur volé ! Ils se cueillaient l’un à l’autre une joie, comme un fruit, en passant. Et c’était assez pour l’enchantement d’une journée. Ainsi leur grand bonheur se résumait en une minute — tout un jardin peut se résumer en un bouquet. Minute odorante aussi, et qui embaumait la solitude de leur chambre. Qu’il est violent, l’amour exaspéré par l’attente ! Peut-être que l’amour, comme le bonheur, est dans l’intermittence de lui-même.

D’être séparés, Joris et Godelieve se désirèrent davantage. Plusieurs fois, ils firent coïncider des sorties, se retrouvèrent au dehors. Barbe avait suivi sa sœur, mais trop à distance, et la perdait vite dans le dédale des rues de Bruges, enchevêtrées et tournantes.

Joris et Godelieve souffrirent aussi de ne plus pouvoir assez causer, quoique habitant ensemble. Barbe, maintenant, s’obstinait auprès d’eux, ne se couchait qu’au moment de leur coucher, ne les laissait guère seuls.