Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/225

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps perdus. Comment pouvaient-ils être en faute de s’être retrouvés, d’avoir corrigé l’erreur méchante du sort ?

Godelieve se leurra longtemps par des raisonnements spécieux, une casuistique d’âme, toute personnelle et trop subtile. Pourtant, depuis le retour de Barbe, elle se sentait un peu coupable. Comment croire à la légitimité d’un amour qu’on n’oserait révéler à personne ? Il n’y avait pas à se laisser abuser par des mots. Les mots appellent les mots ; et ils se détruisent les uns par les autres. Oui ! elle fut la première à aimer Joris. Leur Volonté les avait fiancés, avant que la Destinée intervînt, qui, seule, les sépara. C’était juste à dire. Mais on pouvait dire aussi que maintenant elle-même établissait l’adultère au domicile conjugal ; et un adultère qui s’aggrave d’une nuance d’inceste, puisqu’elle aimait le mari de sa sœur, presque son frère…

Misère de la vie et des cœurs ! Godelieve souffrit bientôt de ce qu’elle sentait, quand même, une félonie, la trahison d’une confiance, un amour défendu et qui n’avoue aucun nom. Sa franchise eut honte de la dissimulation quotidienne. Est-ce qu’un amour aussi haut que le leur, monté aussi haut que la tour, pouvait s’accommoder de l’ombre qui le fait comme s’il n’était pas ?

Dans ses lettres du soir, elle confiait à Joris son chagrin d’une telle existence : mensonges, ruses, duplicité souriante, gestes agiles, mots maquillés ;