Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/91

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sang de la conquête, catholique et violente, avec un esprit de domination, d’inquisition, une certaine volupté à faire souffrir ?… Tu ne l’avais pas soupçonné, toi ? C’était évident, pourtant ; car, même avec son père, si débonnaire, elle ne parvenait pas à s’entendre. Comment regardes-tu donc ? Tu ne vois pas clair dans la vie, alors ? Un moment, j’avais songé à te mettre en garde, mais tu l’aimais déjà…

— Oui, je l’aimais, et je l’aime encore, fit Borluut ; je l’aime d’une façon étrange, comme il est seulement possible d’aimer ces femmes-là. C’est très difficile à analyser, et très variable. Elle-même est si changeante ! Des élans, des abandons délicieux, une câlinerie de tout un être qui cède, s’enlace, des mots comme des fleurs, une bouche en fête… Puis, pour un rien, une parole mal interprétée, un retard, une remarque bénigne, l’agacement d’un geste, c’est la débâcle. Tout se brouille, visage et idées ; les nerfs se bandent, décochent des mots bêtes, cruels, inconscients peut-être.

Borluut s’arrêta, tout à coup confus, étonné de l’aveu et d’en avoir trop dit. Le matin, il avait eu une nouvelle scène avec Barbe, plus vive que précédemment, et qui l’avait rempli de soucis pour l’avenir. C’était si tôt après leur mariage. Mais peut-être venait-il d’exagérer ? Il avait parlé sous l’influence de l’impression toute récente. En somme, les alertes furent rares, quelques journées de pluie dans les trois mois de vie commune. C’était inévitable, sans