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CREOLE ET MARQUISE.

l’oreille par l’harmonie pleine et mordante de l’ensemble.

— Par la sambleu ! c’est votre élève, comme vous nous le dites toujours, monsieur Joseph, s’écria le maître d’hôtel ; il vient de s’enfuir à travers la haie dès qu’il vous a aperçu. Il faut lui pardonner, car le gaillard est presque aussi fort que vous. Je vous préviens que j’ai bu trop de Madère, et qu’il fait un peu chaud pour que je courre après lui.

Le gérant de la Rose demeurait plongé dans une rêverie profonde ; l’agilité de l’enfant l’avait confondu. Joseph Platon avait beau n’être pas un Corelli en fait de violon, il s’y connaissait assez pour trouver le jeune mulâtre supérieur à sa propre science, il en devenait jaloux à son insu. Il lui paraissait inouï qu’il lui eût ainsi dérobé son violon sans lui rien dire, et il s’apprêtait à le gronder d’importance, quand un petit noir sauta par-dessus une palissade de la cour, courant à toutes jambes comme s’il eût vu le diable à ses trousses.

La chaleur était accablante, le sol brûlant comme un lendemain de pluie à Saint-Domingue. Le négrillon en sueur s’assit sous un cirouellier, regardant de toutes parts avec l’effroi d’un enfant poursuivi. Un frémissement étrange agitait son corps. Il levait tantôt ses yeux au ciel d’un œil inspiré, tantôt il ceignait son front d’une couronne de fleurs diversement nuancées, sous lesquelles il semblait se pavaner d’un air glorieux. Évidemment le négrillon croyait être seul, car il se promenait par instant, sautait, dansait et se frottait le ventre contre terre à la ma-