Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/111

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légèrement, d’après ce qui s’est passé, de pernicieux soupçons, votre permission n’eût pas suffi pour me donner l’audace de parler de quelque chose qui eût trait à Calixte ou à un autre homme.

Mélibée. Jésus ! que je n’entende pas davantage le nom de ce fou, de ce sauteur de murailles, de ce fantôme de nuit, long comme une cigogne, de cette figure de paravent mal peinte, sinon je tombe morte à l’instant. C’est lui qui me rencontra l’autre jour et se mit à me dire des sornettes en se donnant des airs de galant. Tu lui diras, bonne vieille, qu’il a eu un grand tort s’il s’est cru maître du champ de bataille, parce que je me suis amusée à écouter ses sottises plutôt que de le faire repentir de sa faute ; j’ai mieux aimé le tenir pour fou que publier son audace. Conseille-lui de renoncer à ses projets, ce sera acte de prudence, sinon il se pourrait qu’il n’eût pas acheté parole si chère en sa vie. Sache qu’il n’y a de vaincu que celui qui croit l’être. Il ne perdit pas son arrogance, mais je conservai ma fierté. C’est le propre des fous que de juger les autres d’après eux-mêmes. Va, retourne-t’en avec la mission qu’il t’a donnée, tu n’auras de moi aucune réponse, ne l’attends pas ; il est inutile de prier qui ne peut avoir de miséricorde. Et remercie Dieu si tu sors d’ici aussi libre. On m’avait bien dit qui tu étais, on m’avait avertie de tes qualités, mais je ne te connaissais pas encore.

Célestine, à part. Troie était plus forte ; j’en ai apprivoisé de plus sauvages ; aucune tempête ne dure longtemps.

Mélibée. Que dis-tu, ennemie ? Parle de manière que je puisse t’entendre. As-tu quelque excuse à donner à ma colère ? Peux-tu justifier ta faute et ton audace ?

Célestine. Tant que durera votre colère, ma justification sera impossible ; vous êtes bien rigoureuse ; mais je n’en suis pas étonnée, il faut au jeune sang peu de chaleur pour bouillir.