Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/149

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te les a pas données pour qu’elles passent inutilement, ainsi que la fraîcheur de ta jeunesse, sous six doubles de toile et d’étoffe. Ne sois pas avare de ce qui t’a coûté si peu ; ne thésaurise pas avec ta gentillesse, elle est de sa nature aussi communicable que l’argent ; ne sois pas comme le chien du jardinier74, et puisque tu ne peux jouir de toi-même, laisses-en jouir qui le peut. Ne crois pas que tu sois au monde pour ne rien faire ; quand elle naît, lui naît aussi ; quand lui, elle. Il n’a été créé en ce monde rien d’inutile, rien qui ne dépendît de la nature. C’est un péché, crois-moi, d’affliger les hommes quand on peut remédier à leurs maux.

Areusa. En vérité, mère, personne ne m’aime en ce moment ; donne-moi un remède pour mon mal, et ne te moque pas de moi.

Célestine. Hélas ! c’est un mal bien commun et nous y sommes toutes sujettes. Je veux bien dire ce que j’ai vu faire à beaucoup de personnes et ce qui me réussit souvent ; mais comme les tempéraments sont différents, de même les remèdes produisent quelquefois des effets tout opposés. Toutes les odeurs fortes sont bonnes, le pouliot, la rue, l’encens, la fumée de plumes de perdrix, de romarin, de musc. Ainsi traitée, la douleur se calme et la mère reprend peu à peu sa place. Il y a quelque chose que je trouvais meilleur que tout cela ; mais je ne veux pas te le dire, puisque tu fais tant la sainte avec moi.

Areusa. Qu’est-ce, mère, je t’en prie ? Tu me vois souffrante, pourquoi me cacher les moyens de guérison ?

Célestine. Va donc, tu me comprends bien, ne fais pas la sotte.

Areusa. Ah ! la fièvre me brûle si je te comprenais ! Mais que veux-tu que je fasse ? Tu sais que mon amant est parti hier pour la guerre avec son capitaine ; puis-je lui faire infidélité ?