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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/177

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canaux coulent au hasard, les uns pleins, les autres vides. Voilà la loi de la fortune, aucune chose ne reste longtemps dans la même position, elle n’a d’autre règle que le changement. Je ne puis redire sans larmes combien j’étais honorée alors ; pour mes péchés et pour mon malheur, tout cela a diminué peu à peu, et à mesure que déclinaient mes jours, mon profit diminuait et s’amoindrissait. C’est là un bien vieux proverbe : « Tout ce qui est en ce monde croît et décroît, tout a ses limites, tout a ses degrés. » Mon honneur arriva au comble, eu égard à ce que j’étais ; il faut bien qu’il baisse et qu’il décroisse, puisque j’approche de ma fin. Je juge à cela qu’il me reste peu à vivre ; car je sais bien que je suis montée pour descendre, que j’ai fleuri pour me faner, que je me suis réjouie pour m’attrister, que je suis née pour vivre, que j’ai vécu pour croître, que j’ai crû pour vieillir, que j’ai vieilli pour mourir. Et puisque je suis certaine de cela depuis longtemps, je supporterai mon mal avec patience, bien que je ne puisse entièrement chasser le chagrin ; car, après tout, je suis de chair et d’os comme tout autre.

Lucrèce. Tu devais avoir de la peine, mère, avec tant de jeunes filles : c’est un troupeau bien difficile à garder.

Célestine. De la peine, mon amour ? plutôt du plaisir et de la joie. Toutes m’obéissaient, toutes m’honoraient, toutes me respectaient, aucune ne manquait à ma volonté. Tout ce que je disais était bien, à chacune je remettais ce qui lui revenait. Elles ne prenaient pas plus que je ne leur disais ; boiteux, tortu ou manchot, elles acceptaient volontiers celui qui me donnait le plus d’argent. Le profit était pour moi, la fatigue pour elles. Des serviteurs ? je n’en manquais pas par leur moyen : des cavaliers, des vieillards, des jeunes gens, des abbés, des dignitaires de tout genre, depuis l’évêque jusqu’au sacristain91. En entrant dans l’église, je voyais tomber les bonnets