Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/230

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Ô cruel juge ! que tu m’as mal payé le pain que tu as mangé chez mon père ! Je pensais que, protégé par toi, j’aurais pu tuer mille hommes sans crainte de châtiment. Inique faussaire, éternel poursuivant de la vérité, homme de basse extraction ! on peut bien dire de toi qu’on t’a fait alcade à défaut d’hommes de bien110. Tu aurais dû penser que toi et ceux que tu as tués aviez été compagnons à mon service et à celui de mes ancêtres ; mais quand le vilain est riche, il n’a ni parents ni amis. Qui eût pensé que tu dusses agir contre moi ? Il n’y a certes pas de chose plus nuisible que l’ennemi qu’on ne soupçonne pas. Hélas ! on a dit depuis longtemps : « Il apporte de la forêt le bois qui le brûlera ; j’ai élevé le corbeau qui me crèvera l’œil. » Tu es criminel aux yeux de tous, et tu as frappé de mort des gens qui ne sont coupables que d’un délit privé. Tu sais cependant que cette dernière faute est moindre que le délit public et moins blâmable, selon les lois d’Athènes. Elles ne sont pas écrites avec du sang, car elles disent qu’il y a moins de tort à ne pas condamner les malfaiteurs qu’à punir les innocents. Oh ! qu’il est dangereux de soutenir une juste cause devant un juge injuste ! et à plus forte raison une cause qui, comme celle de mes serviteurs, n’était pas sans dangers pour eux, car ils n’étaient pas exempts de réprimande.

Pense, si tu as mal agi, qu’il y a des arbitres sur la terre et dans le ciel ; Dieu et le roi te tiendront pour coupable, et moi pour ennemi mortel. Si un seul a été criminel, pourquoi as-tu tué l’autre par cela seul qu’il était son compagnon ?

Mais que dis-je ? À qui parlé-je ? Suis-je dans mon bon sens ? Qu’est-ce que cela, Calixte ? Rêves-tu ? dors-tu ? es-tu éveillé ? es-tu debout ou couché ? Fais attention que tu es dans ta chambre. Ne vois-tu pas que l’offenseur n’est pas présent ? À qui en as-tu ? Reviens à toi ; pense que jamais les absents n’ont raison ; écoute les deux parties avant de prononcer. Ne sais-tu pas que, devant la justice, il ne faut considérer ni