Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/238

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justice, qui par hasard passait par là, ils sautèrent par la fenêtre. On les prit presque morts, et sans plus de retard on les décapita.

Areusa. Ô mon Parmeno et mon amour ! combien ta mort m’afflige ! Je regrette l’amour que j’ai eu pour lui, puisqu’il devait durer si peu. Mais puisque ce malheur est arrivé, puisque cette triste affaire est passée, puisqu’on ne peut racheter leur vie ni les faire revivre avec des larmes, ne te désole pas tant, tu deviendras aveugle à force de pleurer. Je ne crois pas que tu aies plus de sensibilité que moi, et vois cependant avec quelle patience je supporte tout cela.

Élicie. Ah ! quelle colère ! Ah ? malheureuse ! j’en perds la tête ! Hélas ! je ne trouve personne qui sente comme moi ! Il n’y a personne qui perde ce que je perds ! Et cependant je crois que j’aurais plus de larmes et plus de douleur pour les peines d’autrui que pour les miennes. Où irai-je ? car je perds ma mère, mon manteau et mon abri ; je perds un amant qui était presque mon mari ! Ô sage Célestine, femme honorable et respectable ! combien de fautes tu m’épargnais par ton immense savoir ! Tu travaillais, je jouissais ; tu sortais, je restais enfermée ; tu étais déguenillée, j’étais vêtue ; tu entrais à la maison chargée comme une abeille, et moi je détruisais, car je ne savais faire autre chose. Ô biens et joies de ce monde ! quand on vous possède, on ne vous apprécie pas ; jamais vous ne vous faites connaître que quand nous vous avons perdus ! Ô Calixte et Mélibée ! causes de tant de morts, que vos amours aient une mauvaise fin ! Que vos doux plaisirs se changent en amertume ! Que votre gloire devienne du chagrin ; votre repos, de la peine ! Que les plantes gracieuses près desquelles vous prenez vos ébats se changent en couleuvres ! Que vos chants se tournent en gémissements ! Que les arbres touffus du verger se dessèchent à votre vue ! Que les fleurs odorantes deviennent d’une noire couleur !