Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/243

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notre fille en vertu et en noblesse ; nous trouverons peu de cavaliers qui la méritent. Mais c’est là l’affaire des pères, c’est fort étranger aux femmes ; je serai joyeuse de ce que tu ordonneras ; notre fille obéira, car elle est soumise, humble et honnête.


Lucrèce, à part. Ah ! si tu savais tout, comme tu te désolerais ! le meilleur est déjà perdu, de tristes soucis attendent votre vieillesse : Calixte a pris pour lui ce qu’il y avait de mieux. Il n’y a plus personne pour refaire les virginités, car Célestine est morte. Vous y pensez tard, il fallait vous lever plus tôt. (Haut.) Écoutez, écoutez, madame Mélibée.

Mélibée. Que fais-tu ainsi cachée, folle ?

Lucrèce. Approchez, madame, vous entendrez vos parents qui sont pressés de vous marier.

Mélibée. Tais-toi, pour Dieu ! ils t’apercevront ; laisse-les parler, laisse-les divaguer ; il y a un mois qu’ils ne font que cela et qu’ils ne s’occupent pas d’autre chose. Il semblerait que leur cœur leur dit le grand amour que je porte à Calixte et tout ce qui s’est passé entre lui et moi. Je ne sais s’ils m’ont vue, je ne sais ce que c’est, ce souci les tourmente maintenant plus que jamais. Mais leur ai-je dit de travailler pour rien ? Le claquet est-il au moulin pour ne rien faire ?

Qui donc viendra m’ôter ma gloire ! Qui voudra m’arracher à mes plaisirs ? Calixte est mon âme, ma vie, mon seigneur, il est toute mon espérance, je vois en lui que je ne suis point abusée. Il m’aime, comment puis-je l’en payer autrement ? Toutes les dettes en ce monde s’acquittent de diverses manières, l’amour ne reçoit que l’amour en payement. À penser à lui, je me réjouis ; à le voir, je ressens du bonheur ; à l’entendre, je me glorifie. Qu’il fasse et qu’il ordonne de moi à sa fantaisie. S’il veut traverser les mers, j’irai avec lui ; s’il veut parcourir le monde, qu’il m’emmène ; s’il veut me vendre sur une terre d’ennemis,