Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/273

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donc arrivé quelque chose à Mélibée ? Pour Dieu, dis-le-moi, car si elle souffre, je ne veux pas vivre.

Plebère. Hélas ! hélas ! ma femme bien-aimée ! tout notre bien est perdu, ne demandons plus à vivre ! Et afin que cette douleur inattendue te frappe en un instant et sans que tu y penses, afin que tu ailles plus promptement vers la tombe, afin que je ne sois pas seul à pleurer notre douloureuse perte, regarde, vois ici, toute brisée, celle que tu as mise au monde et que j’ai engendrée. Elle-même m’a dit pourquoi elle voulait mourir, et sa triste servante me l’a expliqué longuement. Viens pleurer avec moi la venue de notre dernière heure. Ô vous qui accourez à mes gémissements, ô mes amis, aidez-moi à comprendre ma peine ! Ô ma fille et mon seul bien ! il serait cruel que je te survécusse ! Mes soixante années étaient plus dignes de la sépulture que tes vingt ans ! Le désespoir qui t’a frappée a changé l’ordre de la mort. Ô mes cheveux blancs, voués à la douleur ! la terre jouirait plus de vous recevoir que de posséder ces blondes tresses que je vois à mes pieds. Il me reste de cruels jours pour souffrir. N’ai-je donc pas le droit d’accuser la mort. Ne dois-je pas me plaindre de sa lenteur ? Combien de temps vais-je rester seul après toi, ma fille ? Puisse la vie me manquer maintenant que je perds ton agréable compagnie ! Ô ma femme ! lève-toi d’auprès de ce cadavre ; s’il te reste quelque vie, use-la avec moi en tristes gémissements, en sanglots et en soupirs ; et si ton esprit repose avec le sien, si tu as déjà quitté ce séjour de douleur, dis-moi pourquoi tu as voulu partir seule. Vous avez en cela, vous autres femmes, un immense avantage sur les hommes : une grande peine peut en un instant vous enlever de ce monde ou du moins vous faire perdre le sentiment, ce qui est presque le repos. Ô dur cœur de père ! comment ne te déchires-tu pas de douleur maintenant que tu restes sans ton héritière bien-aimée ? Pour qui donc ai-je élevé des tours ? Pour qui ai-je acquis des honneurs ? Pour qui ai-je planté des arbres ? Pour qui