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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/274

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ai-je construit des navires ? Ô terre cruelle ! pourquoi me supportes-tu ? Où donc ma vieillesse sans consolation trouvera-t-elle un abri ? Ô fortune inconstante ! toi qui disposes des biens de ce monde, pourquoi n’as-tu pas essayé ta colère, tes caprices sur ce qui t’est soumis ? Pourquoi n’as-tu pas détruit mon patrimoine ? Pourquoi n’as-tu pas ravagé mes héritages ? Tu m’aurais au moins laissé cette plante fleurie, sur laquelle tu n’avais aucun pouvoir ; tu m’aurais donné, variable fortune, une triste jeunesse avec une vieillesse joyeuse ; tu n’aurais pas changé l’ordre des choses. J’aurais mieux supporté tes persécutions et tes tromperies dans l’âge fort et robuste que je ne puis le faire dans ma faible vieillesse. Ô vie pleine d’angoisses, existence que poursuit le malheur ! Ô monde ! monde ! des hommes ont tenté de décrire tes qualités, ils ont dit de toi des choses qu’ils ne savaient que par ouï-dire ; moi, je puis parler par triste expérience, je te jugerai comme peut le faire celui qui n’a retiré ni avantage ni prospérité des ventes et des achats de ton marché trompeur, comme doit le faire l’homme qui s’est tu jusqu’à ce jour sur toutes tes faussetés, de crainte d’exciter ta colère en te prouvant toute sa haine, de crainte que tu ne lui enlevasses avant le temps cette fleur qu’aujourd’hui tu viens de détruire. Maintenant je suis sans crainte, car je n’ai plus rien à perdre, car ta vue et ta compagnie me sont désormais à charge. Je marcherai comme chemine le pauvre, qui chante à haute voix sans redouter la cruauté des voleurs. Dans mon jeune âge, je pensais que tes actes et toi étiez régis par un ordre quelconque ; maintenant que j’ai étudié le pour et le contre de tes faveurs, tes domaines me semblent un labyrinthe d’erreurs, un désert épouvantable, une demeure de bêtes féroces, une lice d’hommes qui combattent, un marais plein de fange, une contrée hérissée d’épines, une montagne inaccessible, une campagne pierreuse, une prairie peuplée de serpents, une fontaine de chagrins, une rivière de larmes, une mer de misères, un travail