Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« qu’il ne devait pas s’affliger, puisque lui-même, quoique son père, ne ressentait aucune douleur. » Tout cela est bien différent de ce qui m’arrive.

Voudras-tu, monde maudit, me comparer à Anaxagore et me faire dire, après la mort de ma fille bien-aimée, ce qu’il dit de son fils unique : « Je suis mortel, et je savais bien qu’il était voué à la tombe celui que j’ai engendré131 ! » Hélas ! Mélibée s’est tuée volontairement, sous mes yeux, par désespoir d’amour ; le fils du philosophe grec avait péri dans une bataille. Ô perte incomparable ! ô malheureux vieillard ! plus je cherche des consolations, moins je trouve de raisons pour me consoler ! Le roi-prophète David, qui pleurait sur son fils malade, ne voulut pas le pleurer après sa mort, disant que c’était presque une folie de déplorer un malheur irréparable ; mais du moins il lui restait d’autres enfants pour lui faire oublier cette perte. Et moi, triste que je suis, ce n’est pas autant elle que je pleure que la cause désastreuse de sa mort. Du moins je perds avec toi, ma pauvre fille, les inquiétudes qui m’agitaient chaque jour : ta mort est la seule chose qui me dégage de la crainte.

Que ferai-je quand j’entrerai dans ta chambre et la trouverai déserte ? Que ferai-je si tu ne me réponds pas quand je t’appellerai ? Qui pourra me remplir le vide que tu me fais ? Aucun homme n’a perdu ce que je perds aujourd’hui, pas même ce noble et brave Lambas d’Auria, doge des Génois, qui, saisissant dans ses bras son fils mortellement blessé, le lança de son vaisseau dans la mer132. De telles morts sont glorieuses, elles enlèvent la vie, mais elles donnent la renommée. Mais, hélas ! si ma fille a succombé, c’est par la volonté irrésistible de l’amour ! Ô monde trompeur ! quelle consolation donneras-tu à ma vieillesse accablée ? Comment veux-tu que je vive avec toi, connaissant tes faussetés, tes pièges, tes chaînes et les filets avec lesquels tu pêches nos faibles volontés ? Morte ma fille, qui occupera ma demeure déserte ? Qui réjouira mes années qui s’en vont ?