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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/275

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sans profit, un invisible poison, une vaine espérance, une fausse joie, une véritable douleur. Tu nous leurres, monde faux, par l’attrait de tes plaisirs ; au moment où l’ivresse s’empare de nos sens, tu nous découvres l’hameçon, et nous ne pouvons le fuir, car déjà il s’est emparé de nos volontés. Tu promets beaucoup et ne tiens rien ; tu nous éloignes de toi lorsque nous voulons réclamer l’accomplissement de tes promesses. Nous nous engageons au milieu de tes vices, sans aucune crainte, avec une entière confiance ; tu nous laisses voir le piège quand la fuite est impossible. Bien des hommes t’ont volontairement quitté, de crainte d’être abandonnés par toi ; ceux-là s’estimeront heureux quand ils verront la récompense que tu donnes à ce triste vieillard en retour de ses longs services. Tu nous crèves les yeux, puis tu nous prodigues les consolations ; tu nous maltraites tous afin qu’aucun de nous ne soit seul à souffrir ; tu dis que, pour les malheureux comme moi, c’est un grand soulagement d’avoir des compagnons de peine, et cependant, vieillard inconsolable, je suis seul !

Je souffre sans qu’aucun homme soit affligé d’une semblable douleur, et ma mémoire fatiguée cherche en vain quelque exemple dans le présent et dans le passé. Je pourrais prendre pour modèle la patience et la force d’âme de Paul Émile, qui, perdant deux de ses fils dans l’espace de sept jours, disait qu’ils avaient été victimes de leur courage, que c’était à lui à consoler le peuple romain et non au peuple à le consoler. Mais, hélas ! il ne perdait pas autant que moi, il lui restait deux autres fils qu’il avait adoptés. Puis-je davantage accepter pour compagnons de peine Périclès, capitaine athénien, ou le brave Xénophon ? Ils perdirent leurs fils, c’est vrai, mais depuis longtemps ils en étaient séparés. Ils n’eurent pas besoin d’une grande puissance sur eux-mêmes, le premier pour rester calme et sans pâlir en apprenant la perte qui le frappait ; l’autre pour répondre au messager, qui lui demandait les tristes étrennes de la mort de son fils,