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et qui, dans la simplicité des mœurs champêtres, exerce aujourd’hui mille vertus utiles à tout ce qui l’environne[1] : j’ai repassé, avec un charme inconcevable, sur tous les lieux où se sont écoulées mes premières années ; je me suis livrée avec délices à cet attendrissement dont on aime à se trouver capable, parce qu’effectivement on ne l’éprouve qu’autant qu’on a préservé son âme du dessèchement que produit l’ambition, qu’entraînent les sollicitudes et les petites passions.

J’ai vu mon pays devenu libre, j’ai admiré tout ce qui m’attestait cette liberté, et je n’ai plus regretté de n’être pas née sous un autre gouvernement que le mien. Après mes devoirs particuliers, mon premier empressement a été pour cette Assemblée nationale qui a fait tant de choses, ou du moins qui a revêtu du caractère de la loi tout ce que faisait réellement la force des circonstances et celle de l’opinion publique. Si je n’avais pas été patriote, je le serais devenue en assistant à ses séances, tant la mauvaise foi des Noirs[2] se manifeste évidemment. J’ai entendu le subtil et captieux Maury, qui n’est qu’un sophiste à grands talents ; le terrible Cazalès, souvent orateur, mais souvent aussi comédien et aboyeur ; le ridicule d’Éprémesnil, vrai saltimbanque, dont l’insolence et la petitesse finissent par faire rire ; l’adroit Mirabeau, plus amoureux d’applaudissements qu’avide du bien public, les séduisants Lameth, faits pour être des idoles du peuple et, malheureusement, pour égarer celui-ci, s’ils n’étaient eux-mêmes surveillés ; le petit Barnave, à petite voix et petites raisons, froid comme une citrouille fricassée dans de la neige, pour me servir de l’expression plaisante d’une femme de l’autre siècle ; l’exact Chapelier, clair et méthodique, mais souvent à côté du principe. Que sais-je encore ! l’Assemblée faible et se corrompant ; les nobles réunis par la complicité pour leurs intérêts, et les patriotes sans ensemble, sans concert pour le succès de la bonne cause[3]. Cependant tout ira, je l’espère, par cette force et cette opinion qui ont tout commencé.

  1. Sa cousine Trude, retirée à Vaux près Meulan. — Voir Appendice B.
  2. Le côté droit de l’Assemblée, dans le langage du temps. Cf. Mémoires, I, 54.
  3. Cf. Mémoires, I, 54 : …« Je courus aux séances ; je vis le puissant Mirabeau, l’étonnant Cazalès, l’audacieux Maury, les astucieux Lameth, le froid Barnave, etc… » Cf. aussi et surtout, dans un des cahiers indédits des Mémoires acquis en 1892 par la Bibliothèque nationale (N.A. fr. 4697, cahier Brissot) ; les pages si vivantes dont ce passage imprimé n’est qu’une esquisse. La plus grande partie de ce cahier inédit, – que Bosc avait supprimé en se contentant d’en tirer le portrait de Mirabeau, — a été donnée par Mlle Cl. Bader dans le Correspondant du 25 juin 1892.