Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1076

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mes observations ultérieures confirment cet aperçu ; l’Assemblée est divisée, faible et se corrompant chaque jour ; les Jacobins perdent de leur crédit, ne remplissent plus ou remplissent mal le devoir qu’ils s’étaient imposé de discuter les objets dont l’Assemblée aura à s’occuper ; ils sont conduits par leur bureau[1], et celui-ci est soumis à deux ou trois particuliers bien plus soigneux de conserver leur propre ascendant que de propager l’esprit public et de servir efficacement la liberté ; les Parisiens ont passé le moment de fermentation qui les avait élevés au-dessus d’eux-mêmes ; leur municipalité est détestable et rend des ordonnances que le vieux despotisme n’aurait osé publier ; les prêtres se coalisent ; les intéressés à l’ancien régime profitent du schisme qu’élèvent les premiers pour couvrir leur passion d’un manteau religieux, et ils font avec eux cause commune ; c’est une criaillerie épouvantable contre l’exigence du serment pour la constitution civile du clergé, qu’ils prétendent détruire l’unité de l’Église, la primauté de Rome, dogmes chéris des catholiques. Les dispositions du Roi les autorisent ; aucun des fonctionnaires ecclésiastiques de sa maison n’a prêté le serment. On menace les nouveaux évêques ; les dévots font leurs Pâques pour ne pas communier avec les intrus, et quelques gens d’esprit vont jusqu’à se persuader que ce schisme est l’écueil contre lequel la Constitution doit échouer. Mes craintes ne sauraient s’étendre jusque-là ; mais je gémis sur nos mœurs et notre caractère bien peu dignes d’un peuple libre, et sur le peu de force de l’esprit public au milieu de tant d’intérêts et de passions.

J’ai été fort occupée, ces jours-ci, d’une amie de ma jeunesse, qui réside ici et qui vient de devenir veuve[2] ; puis d’une ancienne amie de notre ami que ses affaires ont appelée de la Normandie à Paris qu’elle ne connaissait point encore[3]. J’avais besoin de remplir par les soins de l’amitié des jours qui me paraissaient trop s’écouler en distractions ou dans une façon de vivre qui me tire hors de moi-même.

Je suis interrompue ; je cède la plume en vous réitérant l’attachement que nous vous avons voué ; il doit être inaltérable comme les principes qui l’appuient et le civisme qui le nourrit.

  1. En mard 1791, le bureau des Jacobins était composé de Biauzat, président, Massieu, Bonnecarrère, Collot d’Herbois et Lavie, secrétaires (Aulard, II, 189, 215), et le journal de Brissot lui reprochait sa tiédeur (n° du 17 mars).
  2. Henriette Cannet. Son mari, Muyart de Vouglans, ancien conseiller au Grand-Conseil, était mort le 15 mars, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
  3. Une des demoiselles Malortie. — Voir appendice D.