Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1087

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’emploi, comme ministre de l’Évangile. Il était à Suresnes chez M. Clavière[1] où nous avons dîné il y a quelques jours ; mais je ne me le rappelle pas, à moins que ce ne soit un Abauzit[2], dont le nom m’a frappé, parce que Rousseau l’a rendu recommandable. Ainsi, sous peu de temps, vous aurez mission de la Société pour suivre et lier un projet cher à votre cœur ; vous verrez ce que les circonstances vous permettront de faire et, sans doute après, vous songerez à revenir. Je ne vous cacherai pas que presque tous vos amis, à commencer par Brissot, sont persuadés que vous seriez mieux à votre place et à vos devoirs de citoyen en France que partout ailleurs.

Il faut bien leur pardonner cette manière de voir ; il me semble même impossible qu’ils en aient une autre dans leur situation. Représentez-vous le feu des intrigues, le jeu de tous les intérêts particuliers tendant continuellement à détruire partout ou à altérer les principes et les bons effets de la Constitution ; l’Assemblée même devenue le foyer où se concentrent toutes les manœuvres et d’où elles influent au dehors ; les dernières parties de la Constitution se faisant d’une manière contradictoire avec ses bases. Représentez-vous un petit nombre de bons citoyens dans une lutte perpétuelle, active, pénible et souvent infructueuse, contre la masse des ambitieux, des mécontents, des ignares, et jugez si ce petit nombre ne doit pas naturellement regretter et blâmer l’éloignement de quiconque aurait pu le fortifier. Aussi Brissot me disait-il nettement, il y a quelques jours, que les avantages résultant de votre voyage ou vous étaient particuliers, ou n’auraient qu’une application future au bien de votre patrie, tandis que, actuellement et depuis votre départ, on avait un excessif besoin de la plus grande réunion possible de tous ses enfants pour soutenir la cause commune et de la voix et de l’exemple, et par l’impression, et par tous les moyens imaginables que peuvent inspirer le zèle et les circonstances.

  1. Étienne Clavière (1735-1793), le banquier génevois bien connu, qui devait être le collègue de Roland aux deux ministères girondins de 1792. C’est par Brissot, qui lui avait prêté sa plume avant la Révolution (Mém. de Brissot, II, 343-352), que les Roland durent être mis en relation avec lui. Le jugement de Madame Roland sur Clavière (Mém., I, 268) est plus perspicace que bienveillant. Ils se retrouvèrent en novembre 1793 à la Conciergerie (Riouffe, Mém. d’un détenu), où Clavière se tua le 8 décembre.
  2. C’est bien Abauzit (voir plus loin lettre du 27 avril). — C’est probablement Marc-Théophile Abauzit, qui fut plus tard, de 1803 à 1802, chapelain de l’hospice des réfugiés français à Londre, et mourut à Génève en 1834 (Hang. France protestante).