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Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1137

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bientôt fait si l’on avait quelqu’un à mettre à sa place] ; mais Noailles n’en veut pas[1], Dubois de Crancé est trop médiocre et trop machine pour être capable de la remplir. Les Lameth ne sont vraiment que des factieux et nous plongeraient dans de nouveaux embarras ; on ne voit personne d’ailleurs. Après ce coup d’œil général, considérons quelques faits de détails. Hier, dans tous les groupes du Palais-Royal et de la ville, régnaient un même esprit et un même langage : profond mépris pour la personne du Roi, embarras de son retour, dont on est bien aise parce qu’il rompt les mesures d’un traître et semble éloigner la guerre qui allait commencer, mais qui dérange les idées républicaines auxquelles on commençait à se livrer ; désir de se passer de roi, peu de vues sur la manière d’y parvenir, mélange de confiance dans l’Assemblée, d’attente que ses mesures seront excessivement modérées ; sorte de résignation d’y souscrire, qui décèle le défaut des lumières, car l’énergie ne manque point, mais l’espoir des moyens d’arriver au but. Dans l’après-midi, une foule de députations et des détachements de bataillons, tous les tribunaux, etc., ont été solennellement à l’Assemblée prêter le nouveau serment de fidélité à la Nation et la Loi seulement ; mais, ce qui a été bien plus frappant, tout le faubourg Saint-Antoine s’y est porté, au nombre de je ne sais combien de mille âmes ; les hommes, armés de piques, de bâtons ; les femmes, avec un air de fête : tous défilant en bon ordre, rangés sur six de front, et occupant ainsi depuis la rue du faubourg jusqu’aux Tuileries, la musique nationale à leur tête ; entrés dans l’Assemblée, par parties, ils y ont tous juré à leur manière d’être fidèles à la nation ; ils y ont crié « Vive la loi ! Vive la liberté ! F… du roi ! Vivent les bons députés ! Que les autres prennent garde à eux !… » Et la musique de jouer Ça ira, et les gens de chanter le refrain, en envoyant au diable le Roi et les aristocrates. — Durant cette scène, imposante dans sa triviale énergie et faite pour encourager les républicains, les Jacobins passaient leur temps en discussions pitoyables : ils admettaient d’Orl-

  1. Louis-Marie, vicomte de Noailles (1756-1804), député de la noblesse du bailliage de Nemours. On connaît son rôle dans la nuit du 4 août 1789 et sa mort glorieuse à la Havane. Beau-frère de Lafayette, il était alors engagé plus avant que lui dans la Révolution. Madame Roland le nomme (Mém., cahier Brissot, inédit) parmi ceux qui se réunissaient chez elle. Envoyé à Colmar pour y apaiser une sédition (il était colonel du régiment des chasseurs d’Alsace), il en était revenu au moment de la fuite du Roi (Aulard, Jacobins, séance du 22 juin 1791 : « M. Chépy annonce le retour de M. de Noailles à Paris [on applaudit]… » ; séance du 23 juin : …« M. de Noailles entre dans l’assemblée et est applaudi de toutes parts… »).