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Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1215

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lieux où j’ai passé, des exemplaires de votre adresse[1] ; ils auront été trouvés après mon départ, et fourni un excellent texte aux méditations de quelques personnes.

La petite ville où j’ai une demeure et dans laquelle je me suis arrêtée durant quelques jours, Villefranche, n’a que des patriotes à la toise, qui aiment la Révolution parce qu’elle a détruit ce qui était au-dessus d’eux, mais qui ne connaissent rien à la théorie d’un gouvernement libre, et qui ne se doutent pas de ce sentiment sublime et délicieux qui ne nous fait voir que des frères dans nos semblables, et qui confond la bienveillance universelle avec l’ardent amour de cette liberté seule capable d’assurer le bonheur du genre humain. Aussi tous ces hommes-là se hérissent-ils au nom de République, et un Roi leur paraît fort essentiel à leur existence.

J’ai embrassé mon enfant avec transport : j’ai juré, en versant de douces larmes, d’oublier la politique pour ne plus étudier et sentir que la nature, et je me suis hâtée d’arriver à la campagne.

Une sécheresse extraordinaire avait ajouté tout ce qu’il est possible d’imaginer à l’aridité d’un sol ingrat et pierreux, à l’aspect assez triste d’un domaine agreste que l’œil du maître peut seul vivifier et qui avait été abandonné depuis six mois ; le moment de la récolte exigeait ma présence et augmentait mes sollicitudes, mais les travaux rustiques portent avec eux la paix et la gaieté, et je les aurais goûtés sans mélange, si je n’avais découvert que les calomnies, inventées à Lyon pour éloigner mon mari de la législature, avaient pénétré jusque dans ma retraite et que des hommes, qui n’ont jamais eu lieu que de sentir notre dévouement au bien général et au leur en particulier, attribuaient notre absence à l’arrestation supposée de M. Roland, comme contre-révolutionnaire ; enfin j’ai entendu chanter derrière moi « Les aristocrates à la lanterne ».

Je ne redoute pas les suites de ces absurdes préventions qui n’ont pu gagner la majorité ; d’ailleurs, notre seule présence et la reprisse de cette vie simple et bienfaisante à laquelle nous sommes habitués, fera bientôt disparaître jusqu’à leurs moindres traces ; mais comme il est aisé d’égarer le peuple et de le tourner contre ses propres défenseurs !

  1. C’est l’« Adresse de la Société des Amis de la Constitution séante aux Jacobins de Paris, aux Sociétés affiliées, sur les événements du Champ de Mars, 17 juillet 1791 ». Elle est datée du 7 août, et avait été rédigée par Robespierre, assisté de Pétion. Rœderer, Brissot et Buzot. (Aulard, Jacobins, t. III, p. 65 et 72)