Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le lit qu’elle occupait avant moi ; je l’ai entrevue à son départ. Mon bon Plutarque, dont j’amuse mes loisirs, ne manquerait pas de trouver là des présages. C’était Angélique Desilles, femme de Roland de La Fauchaie, sœur de celui qui mourut glorieusement à Nancy, et qui a péri avant-hier sur l’échafaud, à vingt-quatre ans, avec un grand courage ; son défenseur officieux est hors de lui-même et jure de l’innocence de cette victime, dont la figure douce et heureuse annonçait une belle âme[1]. J’ai employé mes premières journées à écrire quelques notes qui feront plaisir un jour ; je les ai mises en bonnes mains et je te le ferai savoir, afin que, dans tous les cas, elles ne te demeurent point étrangères. J’ai mon Thompson (il m’est cher à plus d’un titre), Shaftsbury, un dictionnaire anglais, Tacite et Plutarque[2] ; je mène ici la vie que je menais dans mon cabinet chez moi, à l’Hôtel et ailleurs ; il n’y a pas grande différence. J’y aurais fait venir un instrument si je n’eusse craint le scandale ; j’habite une pièce d’environ dix pieds en carré ; là, derrière les grilles et les verrous, je jouis de l’indépendance de la pensée, j’appelle les objets qui me sont chers, et je suis plus paisible avec ma conscience que mes oppresseurs ne le sont avec leur domination. Croirais-tu que l’hypocrite Pache m’a fait dire qu’il était fort touché de ma situation : « Allez lui dire que je ne reçois point cet insultant compliment, j’aime mieux être sa victime que l’objet de ses politesses ; elles me déshonoreraient. » Ce fut ma réponse. Tu verras ci-joint comme j’ai écrit à Garat[3] ; ce n’était pas la première, mais c’est bien mon ultimatum. Il n’y a rien à attendre de ces gens-là ; il faut les mettre à leur place pour les y montrer à la postérité ; c’est tout ce que je prétends faire. Si je n’avais point écrit à la Convention le 1er juin, je n’aurais pas pris cette mesure plus tard ; j’ai empêché que R[oland] lui adressât rien depuis le 2 juin[4]. Elle n’est plus Convention pour quiconque a des principes et du caractère ; je ne connais point d’autorité à Paris maintenant que je voulusse solliciter ; j’aimerais mieux pourrir dans mes liens que de m’abaisser ainsi. Les tyrans peuvent m’opprimer, mais

  1. Angélique-Françoise Desilles, sœur du héros de Nancy, épouse de Jean-Roland Desclos de la Fonchais, émigré, fut condamnée à mort et exécutée le 18 juin, comme complice de la conspiration de Bretagne (Wallon, Trib. révol., I, 170-181).
  2. Cf. sur Shaftesbury (1674-1713), l’auteur déiste des Recherches sur la vertu, les Mém., I, 212. Nous avons parlé ailleurs des autres auteurs favoris de Madame Roland. – Sur Tacite, qu’elle lisait dans la traduction italienne de Davazanti, voir note du 1er novembre 1790.
  3. C’est la lettre précédente.
  4. La dernière réclamation de Roland, pour obtenir l’apurement de ses comptes, avait été lue à la séance de la Convention du 1er juin (voir Moniteur du 3).