Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’avilir ? jamais, jamais ! Les scellés sont chez moi sur tous mes effets, linges et hardes, portes et fenêtres ; il n’y a qu’un petit coin de réservé pour mes gens ; la pauvre bonne[1] dépérit à vue d’œil ; elle me saigne le cœur, je la fais pourtant rire quelquefois ; mes honnêtes gardiens la laissent entrer de temps en temps. Ils me font aussi, l’après-dîner, passer dans leur chambre qu’ils n’habitent point alors et où j’ai plus d’air que dans la mienne.

Ma fille a été recueillie par une mère de famille respectable qui s’est empressée de la mettre au nombre de ses enfants, la femme de l’honnête Creuzé-Latouche[2].

Le malheureux R[oland] a été vingt jours en deux asiles[3], chez des amis tremblants, caché à tous les yeux, plus captif que je ne suis moi-même : j’ai craint pour sa tête et sa santé. Il est maintenant dans ton voisinage[4]. Que cela n’est-il vrai au moral ! Je n’ose te dire, et tu es le seul au monde qui puisse l’apprécier, que je n’ai pas été très fâchée d’être arrêtée.

Ils en seront moins furieux, moins ardents contre R[oland], me disais-je ; s’ils tentent quelque procès, je saurai le soutenir d’une manière qui sera utile à sa gloire. Il me semblait que je m’acquittais ainsi envers lui d’une indemnité due à ses chagrins ; mais ne vois-tu pas aussi qu’en me trouvant seule, c’est avec toi que je demeure ? — Ainsi, par la captivité, je me sacrifie à mon époux, je me conserve à mon ami, et je dois à mes bourreaux de concilier le devoir et l’amour : ne me plains pas !

Les autres admirent mon courage, mais ils ne connaissent pas mes jouissances ; toi, qui dois les sentir, conserve-leur tout leur charme par la constance de ton courage.

Cette aimable mad. Goussard[5] ! comme j’ai été surprise de voir son doux

  1. Marie-Marguerite Fleury. — Voir Mémoires, I, 33 et Appendice T.
  2. Les Creuzé-Latouche demeuraient rue Hautefeuille, n° 11, à deux pas du logis des Roland. — C’est Bosc qui, dès le 1er juin, leur avait conduit l’enfant.
  3. Nous connaissons un de ces deux asiles ; c’est l’humble maison de Sainte-Radegonde, au milieu de la forêt de Montmorency, que Bancal avait achetée l’année précédente, et dont Bosc avait l’administration. Il y conduisit Roland dès le 1er juin et l’y garda plusieurs jours (A. Rey, Le naturaliste Bosc, p. 26). – Nous ne savons rien sur l’autre retraite.
  4. À rouen, chez les demoiselles Malortie, rue aux Ours. — On voit ici que Roland n’y arriva pas le 24 juin, comme le dit Champagneux (Disc. prélim., lxxxiii). Il devait y être depuis le 20 au plus tard.
  5. Mme Goussard (voir sur elle Mém., I, 203-204) était la voisine et l’amie de Petion. Son mari était un ami d’enfance de Brissot (Mém. de Brissot, I, 87-88, IV,