Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1331

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carrière, sers ton pays, sauve la liberté, chacune de tes actions est une jouissance pour moi, et ta conduite est mon triomphe. Je ne veux point pénétrer les desseins du ciel, je ne me permettrai pas de former de coupables vœux ; mais je le remercie d’avoir substitué mes chaînes présentes à celles que je portais auparavant, et ce changement me paraît un commencement de faveur. S’il ne doit pas m’accorder davantage, qu’il me conserve cette situation jusqu’à mon entière délivrance d’un monde livré à l’injustice et au malheur.

Je suis, interrompue dans l’instant ; ma fidèle bonne m’apporte ta lettre du 3 ; tu es inquiet de mon silence. Mais tu ne sais donc pas, mon ami, que je n’ai vu le bon ange[1] qu’une seule fois ; qu’elle a dû partir et qu’elle a définitivement quitté cette ville, peu après ; j’ai fait connaissance avec sa sœur qui me sert d’intermédiaire pour la correspondance ; les dispositions n’ont pu être faites si rapidement, au milieu de ma translation, qu’il ne se soit écoulé quelques jours sans que j’aie pu t’écrire. Je n’ose conserver avec moi aucune espèce de papier, je puis craindre un examen imprévu d’un moment à l’autre, et mes gardiens ont conçu je ne sais quelles inquiétudes qui me font un peu plus resserrer depuis quelques jours. Mais en te donnant ces détails pour satisfaire ton impatience et ton inquiétude, je suis pressée de m’élever contre ta résolution de te mettre sous les armes. Mon ami, je sais ce que le courage dicte ou préfère, et à Dieu ne plaise que j’arrête jamais ces nobles élans ! Mais il s’agit ici de ce que le bien public requiert et non pas seulement de ce que l’homme brave se plaît à embrasser. Il y a trop peu de têtes propres au conseil, nécessaires à diriger les mouvements, pour qu’il faille les exposer dans l’action. Représentants du peuple dont on a méconnu les droits, outragé l’inviolabilité, vous avez été dans vos départements faire entendre de justes réclamations ; ils se lèvent pour rétablir leurs droits, ce n’est pas à vous de marcher à la tête de leurs bataillons ; vous auriez l’air de vous y mettre pour satisfaire des vengeances personnelles. Déjà Lacroix[2] a répandu ici que tu viendrais avec les bataillons, et je ne doute pas que la crainte qu’inspire aux lâches ton intrépidité ne leur fasse prendre toutes les voies pour n’avoir plus à la redouter. Tu peux leur être plus funeste où tu

  1. « Le bon ange » et un peu plus loin « la mère d’Adèle » est Mme  Goussard. Elle avait quitté Paris pour accompagner Mme  Petion allant rejoindre son mari en Normandie (voir Mém. de Petion, éd. Dauban p. 162-163).

    Sa sœur était cette lingère de la rue Croix-des-petits-Champs, qui, du 23 au 25 juin, cacha trois jours Pétion dans sa chambre (ibid, 128-133).

  2. Delacroix, député d’Eure-et-Loir, l’ami de Danton.