Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1338

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état quelle n’oserait faire elle-même. Sa maladie a pris, depuis ton éloignement, des caractères funestes, il est impossible d’en apprécier la durée, d’en calculer le terme. Tantôt des crises violentes paraissent devoir produire de grands changements ou faire craindre de mauvaises suites ; tantôt un prolongement douloureux jette au loin dans l’avenir de sombres inquiétudes mêlées de quelque espérance. Du moment où elle fut attaquée, elle calcula tous les possibles et les envisagea avec fermeté. L’état de sa famille et l’idée de ta prospérité la soutenaient alors. Je l’ai vue, heureuse dans la souffrance, conserver sa sérénité, la liberté de son esprit, jouir des biens qu’elle te croyait réservés et se regarder comme une victime propitiatoire dont le sort voulait peut-être le sacrifice pour prix des avantages assurés à ceux qui lui sont chers. Combien tout est changé ! Les affaires t’enchaînent loin d’elle et ne t’offrent plus une perspective aussi brillante, en t’imposant de plus rudes travaux ; son vieil oncle[1] est tombé dans un affaissement horrible ; il baisse d’une manière effrayante. Sa vie, toute menacée qu’elle soit, peut cependant se prolonger beaucoup ; mais faible, ombrageux, difficile, il trouve cette vie un supplice et la rend telle à ceux qui sont près de lui. Elle a obtenu qu’il jetât au feu le testament que tu sais et dont elle était si affectée pour toi ; ce n’était pas une petite affaire ; il l’a terminée comme un dernier sacrifice, mais elle l’avait exigé avec cette autorité que donne à une malade l’approche dès derniers moments, quand elle sait s’en prévaloir.

Dans les premiers temps de ses douleurs, elle avait préparé des instructions[2] qu’elle voulait laisser après elle ; un malentendu, bien extraordinaire, de la part de l’exécuteur ou plutôt du dépositaire qu’elle avait choisi, les a fait anéantir. Elle a été très sensible à cette

  1. Roland, caché à Rouen, chez les demoiselles Malortie. Il avait entrepris, lui aussi, d’écrire ses Mémoires, et il y exhalait son ressentiment contre Buzot. Madame Roland, qui restait en communication secrète avec lui, obtint qu’il brûlât le tout. Cf. lettre 551 à Jany.
  2. Ses Mémoires. Voir, sur la destruction des premiers cahiers dans les premiers jours d’août, à la suite de l’arrestation de Champagneux, et l’activité qu’elle mit à les refaire, notre « Étude critique sur les manuscrits de Madame Roland » dans la Révolution française de mars et avril 1897.