Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1339

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perte, mais, comme elle ne s’abat jamais, elle a recueilli ses forces pour la réparer. Ses moments les plus lucides ont été consacrés à ce pieux devoir, dans lequel tu n’es point oublié.

Que ne peut-on supporter quand on a la confiance de laisser des souvenirs précieux, utiles à ce qu’on aime !

Dans l’étrange destinée qui vous réunit si étroitement pour vous séparer plus cruellement encore, jouis du moins, ô mon ami ! de l’assurance d’être chéri du cœur le plus tendre qui fût jamais.

Que de pleurs j’ai vu répandre à cette pauvre Sophie, en baisant ta lettre et ton portrait ! Conserve tes jours pour elle ; il n’est pas impossible que son âge résiste aux atteintes qu’elle supporte avec tant de courage, et tu te dois à son amour tant qu’elle existe.

Elle m’a chargée de te demander si tu négligeais de porter tes spéculations en Amérique ? Elle est persuadée que, malgré l’embargo qui s’oppose à l’exportation, mais qui ne peut subsister longtemps, c’était avec les États-Unis qu’il te convenait de traiter. Elle voudrait que toutes tes vues se tournassent de ce côté ; elle était si pénétrée de la sagesse de cette disposition, qu’elle se tourmente du louche qu’elle croit voir dans ta lettre à cet égard.

Elle avait fait des tentatives auprès de son vieil oncle pour le porter à employer ainsi une partie de ses fonds ; mais tu connais sa folie, et l’idée de ta concurrence l’a repoussé. D’ailleurs, il est devenu incapable de suivre aucune opération, et, elle n’étant pas en situation d’agir, il ne serait pas surprenant qu’il perdît tout son avoir, car il s’abandonne à la plus mélancolique inaction. Sois plus sage, mon ami, ne songe désormais à aucune affaire qu’avec ces braves républicains, il n’y a de confiance et de sûreté qu’auprès des gens de cette espèce. Sophie attend l’annonce de ta résolution à cet égard comme du seul moyen qui peut réparer tes malheurs et vous ménager la faculté de vous retrouver un jour.

Adieu, l’homme le plus aimé de la femme la plus aimante ! Va, je puis te le dire, on n’a pas encore tout perdu avec un tel cœur ; en dépit de la fortune, il est à toi pour jamais.