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AU COMMIS DU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
chargé de la surveillance des prisons[1].
17 septembre 1793, — de Sainte-Pélagie.

J’ignore, citoyen, si les personnes dont vous étiez accompagné ce matin exercent aussi quelque surveillance dans l’administration des prisons ; je n’ai rien pu juger du but de votre visite. Je présume qu’il doit m’être permis de m’en informer. Depuis tantôt quatre mois je suis rigoureusement détenue, je n’ai fatigué personne de réclamations ni de plaintes ; j’attendais du temps la fin des préventions. Je sais ce que les amis de la liberté sont exposés à souffrir pour elle à la naissance des républiques. Au défaut de ma propre expérience, j’avais assez de celle que j’ai acquise par l’étude, pour ne m’étonner de rien et supporter sans murmure les honneurs de la persécution. Dans l’enceinte d’une prison ou la retraite d’un cabinet, je puis mener une vie à peu près semblable, et, lorsqu’on y est avec une conscience pure et une âme forte, on mesure l’injustice sans être accablée de son poids. Mais je suis mère, ce titre m’imposait des devoirs que je chéris et que je ne puis remplir. Je suis épouse, et je ne sais s’il me sera jamais donné d’adoucir les chagrins, de soigner la vieillesse de l’homme respectable auquel j’avais uni ma destinée. Je ne sais pas mieux le terme d’une captivité que je n’ai pu mériter que par mon amour pour la liberté, qui me confond avec ses ennemis, et qui m’est imposée par ceux qui prétendent établir son règne. Combien doit durer encore cette étrange contradiction ? On n’a point de délits à me reprocher ; ceux qui disent le plus de mal de moi ne

  1. Publiée pour la première fois par M. Barrière (II, 235) ; Faugère, I, 235. — Sous l’administration de Roland et de Garat, c’était Champagneux, premier commis de la première division, qui avait dans son service « le régime administratif des prisons » (Alm. nat. de 1793, p. 129). Après l’arrestation de Champagneux et la retraite de Garat (15 août), remplacé par Paré, les bureaux restèrent les mêmes, ainsi qu’on le voit par l’Alm. nat., de l’an ii, p. 136-138, sauf que Lanthenas se trouve remplacé par Bayard à la 3e division, et Champagneux à la première par « le citoyen Alexandre Ronsselin », lisez Rousselin.

    Il semble donc que ce soit à ce personnage de vingt ans, Alexandre-Charles-Omer Rousselin-Corbeau dit de Saint-Albin (1773-1847), le jeune protégé de Danton, le futur rédacteur du Constitutionnel et des Mémoires de Barras, que Madame Roland s’adressait.