Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/192

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
101
ANNÉE 1782.

meil sans être aidée de l’opium ; voilà trois jours que je ne prends plus de bol ; deux nuits ont été passables, la dernière excellente ; je ressens un peu de colique pour aller à la garde-robe, mais je n’y ai été qu’une fois hier et aujourd’hui ; encore avais-je oublié le quinquina à souper. J’ai mangé du poulet ces deux jours à dîner et je m’en suis bien trouvée. Enfin j’ai sensiblement plus de force et tout me fait espérer que j’approche davantage à chaque instant d’une parfaite santé.

Mes plus vives douleurs actuellement sont celles de ma fille, elle fait des cris qui me déchirent ; son dévoiement continue ; je ne doute pas que ce soit le germe des dents qui la tourmentent déjà : si je ne reviens pas en état de lui donner le sein dans le fort de cette crise, il est à croire que je ne pourrai la conserver. Mme  Le Reboul[1] elle-même observe dans son ouvrage que la mauvaise disposition de l’estomac des enfants dans ce temps-là leur fait un absolu besoin du téton, faute duquel on en a vu beaucoup périr à cette époque.

Je viens d’écrire au médecin, il est indisposé, doit faire en sorte de venir demain et me fait dire en attendant qu’il ne faut pas m’effrayer et que je dois continuer pour la petite son régime ordinaire ; c’est bien le sentiment de Marie-Jeanne et des bonnes femmes qui ont toujours peur que ces petits êtres ne mangent point assez ; moi j’opinais à ménager les aliments en les donnant plus légers, et je ne juge rien de mieux pour un estomac dérangé par quelque cause que ce puisse être. On répond que les enfants ne sont pas dans le cas des adultes chez qui la dose des humeurs fait de la diète une nécessité ; qu’il faut aux premiers, pour supporter leur mal même, une force que l’on diminue en retranchant de la nourriture. Puis je veillerai à faire suivre, mes principes, et, quand je serai dans mon lit, on fera manger la petite, croyant nous rendre service à toutes les deux. Qui aura raison ? Je ne le sais guère : mais je vois évidemment que le sein de la mère trancherait promptement toutes les difficultés. Je suis vraiment affligée, je te le confesse avec cette effusion de tendresse qui adoucit tous les chagrins,

  1. Mme  Anel Le Rebours, auteur d’un Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfants, Utrecht, 1767, in-12.