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Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/255

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je gronderais jusqu’au bout de mon papier, et encore par delà. Les fusées volantes ont-elles tombé dans St-Denis ? Ç’aurait été un peu loin. Mais, plaisanterie à part, tout ce tapage de la capitale me donne parfois du souci. N’ai-je pas l’air d’une bonne provinciale qui n’a jamais quitté les rues désertes de sa ville et les lourdauds qui les fréquentent à pas comptés ? La jolie chose qu’un air de province, comme celui de la Béotie surtout ! Combien on peut l’acquérir aisément ! Il n’en est pas ainsi des grimaces parisiennes ; il faut un cours pour apprendre à les imiter agréablement. À propos de cours et de science, il faut que je propose à vous autres chimistes l’explication d’un fait arrivé ce matin dans ma cuisine. On a fait, par inadvertance, du cacao sur du marc de café ; puis, ayant tiré au clair cette liqueur composée, on l’a mêlée avec le lait. Tout allait bien jusque-là ; mais comme je n’étais pas encore disposée à déjeuner, il a fallu rapprocher du feu le cacao mixte ; une demi-heure après, le déjeuner a tourné, à l’étonnement des faiseuses et à mon grand déplaisir ; piquée de cette nouvelle, j’ai voulu voir ce qui en était ; l’odeur et l’inspection des objets m’ont fait deviner le mystère. La partie du lait réduite en fromage s’était emparée du cacao et en avait pris la couleur rougeâtre ; l’autre partie liquide avait l’odeur et toute la couleur du café au lait, dont la nuance serait seulement affaiblie par la limpidité d’une liqueur bien plus légère que le lait. De là, messieurs, dissertez sur la nature du cacao et du café, leur analogie avec le lait, leurs qualités, etc., etc. En attendant que vous me fassiez part de vos savants résultats, je veillerai à ce qu’il ne se fasse plus de semblables expériences à mes dépens.

J’en étais là de cette folle lettre, quand je reçois la tienne des mardi et mercredi[1]. Je déchirerais cette première demi-feuille, si elle n’était pour toi un témoignage de ma bonne santé et d’une disposition plus gaie que celle où me voici. Tu es malade, mon ami, tu souffres et je ne suis pas près de toi pour adoucir ton malaise, te soigner et calmer mes tourments ! Juge de mon inquiétude ; je sais combien ces mauvais

  1. Voir au ms. 6240, fol. 132-134, lettres de Roland des 22 et 23 janvier 1782.