Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/317

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m’a jadis donné la fièvre. Je suis sortie à quatre heures pour aller jusque chez Mme  d’Eu, que j’étais bien aise de prévenir, quoiqu’elle dût venir me prendre ; la première impression de l’air m’a rendu les genoux tremblants et la voix faible, mais, en sortant de chez elle, je n’ai plus éprouvé cet effet que d’une manière presque insensible, et j’ai jugé que je pouvais suivre notre projet sans inconvénient ; nous avons été accompagnées de MM. Suart[1] et de Vin. L’acteur, qui n’est sûrement à Paris qu’une mince doublure, est si bon ici par comparaison, que les autres semblent des machines à ressorts, encore fort mal montées. Avec un assez vilain masque et une voix médiocre, il a une déclamation assez bonne, de l’usage du théâtre, de l’intelligence, de la justesse et de la vérité dans son jeu. Je suis bien aise d’avoir été l’entendre. On a si peu de goût, d’idée, de jugement, de sens commun dans ce pays qu’on lui préfère un homme doué, il est vrai, d’une voix sonore et d’une figure plus intéressante, mais braillard, outré, se fâchant dans tous les rôles, faisant du bruit qu’il donne pour de l’âme ; tel enfin que, jouant aujourd’hui Zopire, il disait à ses enfants ces choses si touchantes que le poète lui prête du ton dont on ferait des menaces. Et nos benêts d’applaudir à ses cris. Il m’a si fort impatientée, que moi, qui suis tout bonnement où je me trouve, j’ai laissé échapper plusieurs fois très haut : « Ah ! que c’est mauvais ! » J’ai applaudi l’autre quand il m’a paru bien faire, et notre loge a deux ou trois fois déterminé les applaudissements. Je me suis tenue bien voilée ; néanmoins je sortirai demain pour faire les visites les plus pressées, les grands parents, Mme  de B[ray] qui était aujourd’hui dans tout son éclat et qui m’a bien lorgnée sans pouvoir découvrir ma figure ; nous étions au second étage, mais de son premier elle était du côté opposé au nôtre. Son fils est dans ce moment l’objet des calembours. Il avait envie d’aller chez une dame de M.[2] qui devait donner un bal, et il faut noter que Mme  de Chg. [Chuignes] est très liée dans cette mai-

  1. M. Stuart, entreposeur des tables à Amiens, Alm. de Picardie, 1783, p. 66.
  2. Mme  de M. — Peut-être Mme  de Mailly. – Voir lettre du 30 décembre 1781.