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J’en ai été pour ma peur. Cependant l’ami, à qui le voyage avait fait des merveilles, s’est trouvé fatigué au retour, puis tourmenté par un malheureux clou qui m’a bien attristée : je le fais purger demain avec les tisanes de l’ancienne ordonnance[1]. Je ne pense point à celui qui les a données, à la nécessité d’y revenir, à mon ami, à vous, à toutes les circonstances que cela renouvelle, sans m’affecter beaucoup. D’autres vous le tairaient peut-être, pour ne pas vous affecter vous-même ; moi, je sens que je partage trop ce qu’éprouvent nos amis pour ne pas leur faire partager aussi tout ce qui me touche, principalement en des choses qui deviennent presque réciproques.

Pour changer de thèse et faire contraste, je vous dirai que nous étions à ranger, emballer, etc., lorsqu’un chevalier est venu demander à me parler ; c’était pour voir la maison ; et, suivant le ton militaire, il voulait en prendre l’occasion de parler à la maîtresse. C’est un bonhomme au fond, mais dont les compliments et toutes ces fadaises que ces gens-là appellent galanterie m’ont si fort impatientée, que je me suis mise à vous écrire pour m’en débarrasser et le laisser à l’ami, qui n’aura pas fini de sitôt avec un tel bavard. Enfin, dans un bon ménage, chacun prend sa part des fardeaux ; j’abandonne celui-ci au plus fort. Ceci me rappelle une comédie anglaise que j’ai vu jouer à Londres, et où l’on représente un petit-maître français qui a beaucoup fait rire, à commencer par nous. Je ne vous entretiens pas du voyage, dont je suis extrêmement contente ; nous en causerons bientôt de vive voix, et ce sera bien meilleur. Nous avons employé notre temps comme vous pouvez l’imaginer ; j’ai pris à la volée celui d’écrire, et je me rappellerai toujours avec un singulier intérêt ce pays dont Delolme[2] m’avait déjà fait connaître et aimer la constitution, et où j’ai vu les effets heureux de celle-ci. Il faut laisser crier les sots et chanter les esclaves ; mais croyez qu’en Angleterre il y a des hommes qui ont le droit de rire de nous. Je vous dirai des particularités de Lavater, avec lequel M. Dezach a passé quelque temps[3].

Enfin nous voici sous le même ciel que vous, et vous aimant comme toujours, comme on fait en amitié, dont vous savez la devise : « Loin et près, hiver et été ».

  1. Du père de Bosc.
  2. Jean-Louis Delolme, publiciste genevois (1740-1806). Son livre sur la Constitution de l’Angleterre (1771) avait été une des lectures assidues de Marie Phlipon. — Voir Lettres aux demoiselles Cannet, 24 décembre 1775, 5 janvier 1777, etc. ; cf. lettre à Bosc du 27 février 1786, et Mémoires, II, p. 125.
  3. Voir Voyage d’Angleterre, p. 280-284.