Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/548

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

156

[A BOSC, À PARIS[1].]
12 août 1784, — d’Amiens.

Inquiet sur nos santés : elles sont si vacillantes, qu’en vérité c’est bien permis à nos amis ; mais inquiet sur nos sentiments : je ne sais comment vous avez pu le devenir. Au reste, je conçois que de tristes expériences que vous avez faites depuis quelque temps vous rendent plus soupçonneux ou plus craintif.

Je viens aussi de subir une épreuve qui m’est extrêmement sensible : j’avais une amie de l’enfance, la première et la seule que j’eusse eue jamais[2], car je ne conçois pas qu’on puisse avoir plus d’une amie de confiance ; les circonstances nous avaient rapprochées en m’établissant dans ce pays ; elle est sur le point d’accoucher d’un premier enfant ; elle se faisait une douce joie que je la visse mère avant mon départ, et une sorte de consolation que l’époque où elle perdait la présence de son amie lui donnât un enfant que j’aurais du moins embrassé. Eh bien ! nous sommes brouillées à jamais, non précisément d’elle à moi, mais un mauvais procédé de son mari à mon égard que j’ai relevé vigoureusement, trop peut-être, car les gens doux une fois irrités sont pis que les autres, nous sépare et rompt notre liaison.

Sans cesser jamais de nous estimer, de nous chérir, toute relation est anéantie, et nous ignorerons maintenant ce qui nous arrivera à l’une et à l’autre. J’en suis affectée plus que je ne saurais dire, et d’autres misères d’ailleurs, qui ressemblent un peu à celle-ci, font que nous pourrions dire à peu près ce que vous exprimez dans votre lettre : qu’en une semaine vous aviez fait plus de ruptures que dans toute votre vie jusqu’alors.

Mais changeons de texte ; le temps s’écoule si vite et nous avons tant de choses à faire qu’avec la volonté, le besoin de partir d’ici

  1. Collection Alfred Morrison, 2 vol.
  2. Sophie Cannet, Mme  Gomiecourt.