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Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/718

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la ville. Le cœur rempli des vives impressions qu’elle m’avait faites, des affections qui me dominent toujours, des regrets qui n’avaient pas attendu tes plaintes, mais que celles-ci rendaient plus déchirants encore, j’ai fait la route comme il a plu au cheval, que je ne dirigeais guère. Mes yeux mouillés n’ont vu dans la campagne que les situations ou les objets qui s’accordaient avec l’image de mon ami affligé. Mon enfant, que j’étais pressée d’embrasser, s’est offert, embelli de tout ce que lui accordent tes espérances ; je l’ai serré dans mes bras, sur mon sein ; il était étonné de l’air mélancolique, des pleurs fugitifs qui se mêlaient à mes caresses, et semblait vouloir me dire que son père, dont je lui parlais, le caressait avec une joie naïve qui lui plaisait bien davantage.

Eh bien ! mon ami, je t’ai grondé ! Je me l’étais reproché avant que tu t’en affligeasses ; en pressentant cet effet, je jugeai de mon tort. Mon crime fut d’oublier un instant que la même sensibilité qui m’entraînait t’accablerait sous la vivacité de mes expressions ; je m’abandonnai à l’effet de mes inquiétudes et de mes craintes ; tu t’es abattu à leur explosion ; mes douleurs t’ont fait éprouver de l’amertume, les tiennes me donnent des remords cuisants, et nous souffrons tous deux de nous trop ressembler.

Toi, qui connais si bien mon cœur, où l’ombre de l’emportement ne peut apparaître que lorsqu’il est question de mes plus chers intérêts, de ta vie, de ta santé, n as-tu su mieux apprécier la cause de ces mouvements, dont j’étais la première victime ? Combien je méritais ta compassion, puisque j’allais jusqu’à t’affliger ! Et que ce retour sur moi eût adouci ta peine !

Tu me demandes de remettre sous mes yeux les deux pages que je t’ai écrites et de décider de ton sort par leur anéantissement ou leur renvoi !… Ah ! mon ami, le délire de la sensibilité est bien pardonnable, puisque toi-même l’éprouves quelquefois ! Que cet exemple

    dont elle se compose sont intervertis au ms. Pour la comprendre, il faut les lire dans l’ordre suivant : 256, 259, 258, 260, 257, 261.