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Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/831

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permis de vous montrer tout ce que vous vous trouverez être au moment où vous m’écrirez : original, sermonneur, bourru s’il le faut ; j’y suis en fonds d’indulgence, mon amitié sait y tolérer toutes les apparences et s’accommoder de tous les tons. À Lyon, je me moque de tout ; la société m’y met en gaieté, mon imagination s’y avive, et si vous venez l’exciter, il faut s’attendre à ses incartades ; elle ne vous laisserait point échapper une plaisanterie sans vous la renvoyer, après l’avoir affilée. À Villefranche, je pèse tout et j’y sermonne quelquefois à mon tour. Grave et occupée, les choses font sur moi une impression propre, et je la laisse voir sans déguisement ; je m’y mêle de raisonner, en sentant aussi vivement qu’ailleurs.

Convenez maintenant que je vous fais de grands avantages dans notre partie ; vous avez toutes mes données avant que je connaisse les vôtres.

Dans tout cela, j’entrevois vos dissertations qui ne sont pas en ma faveur ; elles vous prennent beaucoup de temps, gourmandent votre imagination et ne fournissent pas le plus petit mot pour l’amitié. Je ne sais plus si vous faites des arguments en baroco ou en friscons ; et moi qui ai oublié les catégories d’Aristote, qui ne connais d’insecte que la bête à Dieu, et ne sais plus de Linné qu’une vingtaine de phrases pour le service de la cuisine ou des lavements, j’ai grand’peur que notre vieille amitié ne trouve plus de rapports. Mais pour la réveiller, je vous parlerai de ma fille, que vous aimez parce qu’elle me fait enrager. D’abord elle mérite toujours votre attachement à ce titre, quoiqu’elle me donne beaucoup plus d’espérance qu’il n’en sera pas toujours ainsi ; elle commence à craindre la honte du blâme à peu près autant que le pain sec ; elle est sensible à l’approbation d’avoir bien fait, peut-être plus qu’au plaisir de manger un morceau de sucre ; et elle aime encore mieux recevoir des caresses que de jouer avec sa poupée. Voilà déjà bien de la dégénération, direz-vous. Voyez le chemin que nous avons fait ! Elle aime beaucoup à écrire et à danser, attendu que ce sont des exercices qui ne fatiguent pas sa tête, et elle réussira bien dans ces deux genres. La lecture l’amuse quand elle ne sait mieux faire, ce qui n’est pas très fréquent, et elle ne supporte que les histoires qui ne demandent pas plus d’une demi-heure pour en voir la fin ; elle est encore à cent lieues de Robinson. Le clavecin la fait bâiller quelquefois ; il faut que la tête y travaille, et ce n’est pas son fort ; cependant il y a des sons qui lui plaisent, et quand elle a écorché des deux mains un petit air des Trois Fermiers[1],

  1. Les trois Fermiers, comédie en deux actes, mêlée d’ariettes, musique de Dezède, paroles de Monvel, 1777, un des grands succès de l’époque.