Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/832

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle ne laisse pas que d’être contente de sa personne et de répéter cinq à six fois trois ou quatre notes qui lui font plaisir. Elle aime une robe bien blanche, parce qu’elle en est plus jolie et que cela doit la faire paraître plus agréable ; elle ne se doute point qu’il y ait des habits riches qui fassent croire plus considérable la personne qui les porte, et elle aime mieux un soulier de cuir bordé de rubans roses qu’une chaussure de soie en couleur sombre. Mais elle préférerait encore courir et sauter dans la campagne à se voir bien blanche et bien droite en compagnie. Elle a une forte tendance à dire et faire tout le contraire de ce qu’on lui dit, parce qu’elle trouve plaisant d’agir à sa mode, et cela se pousse quelquefois très loin. Mais, comme il arrive qu’on le lui rend toujours avec usure, elle commence à juger que ce n’est pas le mieux, et elle s’applaudit d’une obéissance comme nous ferions d’un effort sublime. Ses cheveux blonds prennent chaque jour une teinte plus foncée de châtain ; elle est un peu pâle quand elle n’est point fortement en action. Elle rougit quelquefois d’embarras, et n’a rien de plus pressé que de me confier une sottise quand elle l’a faite. Elle est très forte, et son tempérament a de l’analogie avec celui de son père ; elle a six ans, six mois et deux jours ; elle révère son père, quoiqu’elle joue beaucoup avec lui, jusqu’à me demander comme la grande grâce de lui cacher ses sottises ; elle me craint moins et me parle quelquefois légèrement ; mais je suis sa confidente en toutes choses, et elle est fort embarrassée de sa petite personne lorsque nous sommes brouillées, car elle ne sait plus à qui demander ses plaisirs et raconter ses folies. Nous sommes à nous décider pour la faire inoculer ou non, c’est une véritable affaire qui me préoccupe et m’affecte. Je me déciderais aisément pour des indifférents, car il y a beaucoup de probabilités en faveur ; mais je me reprocherais toute ma vie d’avoir exposé mon enfant aux exceptions à ce bien, s’il arrivait qu’il fût la victime, et j’aimerais mieux que la nature l’eût tué que s’il venait à d’être par moi. D’ailleurs, je crains les vices d’un sang étranger qui peuvent se communiquer par l’inoculation, et je n’ai pas encore entendu de réponse satisfaisante à cette objection.

Trouvez-moi donc, si vous le pouvez, de bonnes raisons pour me déterminer. Adieu, je vais reprendre mon travail ; apprenez-moi si j’ai bien fait d’interrompre le vôtre. Je vous souhaite la paix du cœur, et tout ce qui peut l’assaisonner pour votre entière satisfaction ; et si vous êtes toujours notre bon ami, comme je l’espère, je vous embrasse de tout mon cœur.