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Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/846

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vous inspirez, pour ne pas regarder votre connaissance comme un bonheur, et votre amitié comme l’un des plus doux privilèges que les gens de bien puissent souhaiter. Combien je voudrais pouvoir mieux cultiver l’une et l’autre ! Mais, comme si ce n’était pas assez des Alpes qui nous séparent, la différence des langues met encore des barrières entre nous et me laisse étrangère à la plupart de vos intéressantes productions. Vous me faites regretter de n’avoir pas donné à l’étude de l’allemand le temps que j’ai employé pour l’anglais et l’italien ; quelque agrément que m’ait procuré la littérature de ces deux dernières langues, je ne saurais le comparer au charme de correspondre avec un sage dont les écrits doivent porter, comme ses discours et ses actions, la belle empreinte de la vertu et le touchant caractère de la sensibilité. J’entreprendrais encore de connaître l’allemand, si j’avais du loisir pour me livrer à cette étude ; mais les travaux et les occupations de M. de La Platière se trouvent dirigés vers un tout autre objet, et le partage de ces occupations fait le délassement et remplit l’espace des heures qui me restent après les devoirs et les soins particuliers à mon sexe.

J’ai été privée du sensible plaisir d’embrasser vos chers parents[1], et j’ai bien du regret qu’ils ne puissent sacrifier quelques jours à venir se reposer dans mon ermitage. Mon mari a été plus heureux : il s’est trouvé à Lyon où ses affaires l’appellent souvent. Quant à moi, je ne vais passer dans cette ville que deux ou trois mois de l’hiver, et nous n’y sommes jamais avec tout notre ménage. Nous sommes plus réunis à Villefranche et surtout ici, où je passe toute la belle saison. Ce n’est point une de ces habitations pittoresques dont les bords délicieux de votre lac présentent de si charmants modèles, ce n’est point une de ces maisons brillantes que les richesses du commerce ont fait élever, avec tant de luxe, dans les environs de Lyon. C’est un antique héritage, seul débris d’une fortune autrefois considérable, et que nos pères, quoique dans l’état paisible de la magistrature, ont laissé presque entièrement dissiper. À cinq lieues de Lyon, au milieu de coteaux couverts de vignes, non loin de quelques hauteurs agrestes, nous avons, pour point de vue, une grande étendue de bois de chênes ; les sommets bleuâtres des montagnes du Dauphiné ceignent l’horizon dans le lointain, et la crête gelée et brillante du Mont-Blanc couronne la per-

  1. Le frère de Lavater, le médecin et sénateur Diethelm Lavater, avec sa femme Regula, née Usteri, venait d’arriver à Lyon accompagnant une dame malade qu’il conduisait auprès des médecins de Montpellier (Finsler, p. 5).