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AU-DESSUS DE LA MÊLÉE

légitimer ; il ne veut pas les sacrifier : il faut qu’il les idéalise. C’est pourquoi le problème auquel il n’a cessé de travailler, au cours des siècles, a été de mettre d’accord son idéal avec sa médiocrité. Il y est toujours arrivé. La foule n’y a point de peine ; elle juxtapose l’un à l’autre ses vertus et ses vices, son héroïsme et sa méchanceté. La force de ses passions et le flot rapide des jours qui l’emporte lui font oublier son manque de logique.

Mais l’élite intelligente ne peut se satisfaire à aussi bon compte. Non pas qu’elle soit, comme on le dit, moins passionnée. (C’est une grave erreur. Plus une vie est riche, plus elle offre d’aliment où la passion peut mordre ; et l’histoire montre assez le paroxysme effrayant où a atteint parfois celle des grands religieux et des grands révolutionnaires). Mais ces ouvriers de l’esprit aiment l’ouvrage soigné et répugnent à la forme de pensée populaire, qui saute à tout instant des mailles du raisonnement. Il leur faut refaire un tricot plus serré, où instincts et idées, coûte que coûte, s’enroulent en un tissu sans trous. Ils en viennent ainsi à de monstrueux chefs-d’œuvre. Donnez à un intellectuel n’importe quel idéal et n’importe quelle mauvaise passion, il trouvera toujours moyen de les ajuster ensemble. L’amour de Dieu, l’amour des hommes, ont été invoqués pour brûler, tuer, piller. La fraternité de 93 fut sœur de la sainte guillotine. Nous avons vu, de notre temps,